La Tefila de Hanna à Chilo ou le secret de l’éternité d’Israel

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Une nouvelle année commence et nous avons lu à cette occasion la Haftara de Hanna. Hanna est une des 7 prophétesses (et 48 prophètes) que la bible a retenu, avec (traité méguila 14a), Sarah, Myriam, Deborah, Avigail, Houlda et Esther. Hanna, comme Sarah et Rivka, est passé par la cruelle épreuve de la stérilité. Or quoi de plus ironique lorsque l’on sait que Hanna représente l’essence de la femme juive ? Les trois lettres qui composent son nom hébraïque formant un acrostiche réunissant les trois mitsvot concernant les femmes juives : Hala (le pain de chabat), Nida (les lois de la pureté familiale) et Hadlakat nerot (l’allumage des bougies), soit l’essence même de la féminité contenue en trois lettres englobant le Hessed, la générosité, la Bina, la réflexion et la divinité inhérente à sa lettre finale, le Hé. Ces trois commandements regroupent également les trois besoins fondamentaux de l’Homme pour vivre : la pâte à pain, autrement dit l’alimentation, les bougies, soit la lumière, et les relations intimes, soit les engendrements. La femme juive est alors la garante d’une vie sanctifiée par la présence divine sous tous ses aspects. Le Zohar raconte que lorsque Sarah mourut, la nuée divine qui planait en permanence au dessus de la tente ouverte aux quatre coins d’Abraham disparue. La nuée divine ne revint que lorsque Rivka, femme d’Ytsraak, entra à son tour dans la tente. (La poétique du Zohar, Eliane Amado Lévy-valensi ) .

 

Hanna a cela de particulier qu’elle fut à la fois femme et mère de prophètes. Son mari, Elkana, se rendait chaque année en pèlerinage au temple de Chilo où officiaient les deux fils du prophète Elie. Il y faisait son sacrifice rituel puis le partageait entre ses deux femmes : Pnina et Hanna. Pnina et tous ses enfants, fils et filles qu’elle avait eu d’Elkana, Hanna et sa stérilité… et pourtant Elkana l’aimait ! Il lui disait « Hanna pourquoi pleure-tu ? Pourquoi ne mange-tu point et pourquoi ton coeur est-il affligé ? Est-ce que je ne vaux pas pour toi plus que dix enfants ? » Mais, à chaque sacrifice d’Elkana, Pnina se moquait de Hanna et exacerbait sa souffrance… il est significatif que le nom du mari des deux rivales soit Elkana, qui signifie traditionellement « Dieu a acquis » mais dans le nom duquel on peut aussi entendre le mot « kina », la jalousie. La lettre qui change tout étant le Hé pour acquérir, le Aleph pour jalouser… le tout étant une sombre affaire de possession nous faisant vaguement penser à Caïn et à son histoire tragique…

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Un jour de pèlerinage à Chilo, Hanna n’y tint plus et pénétra dans le sanctuaire afin d’épancher son cœur brisé devant l’éternel. Elle parlait en elle-même, ne faisant remuer que ses lèvres. « Eternel Tsevaot ! Si tu daignes considérer l’affliction de ta servante, te souvenir d’elle et ne point l’oublier : si tu donnes à ta servante un enfant mâle, je le vouerai au Seigneur pour toute sa vie et pas un rasoir ne touchera sa tête ! »

Hanna est la première personne de la bible à employer ce nom divin pour s’adresser au créateur. Interprétation du Pessiqta rabbathi : « Il existe, a prié Hanna, deux armées dans Ton univers, celle d’En-haut et celle d’En-bas. Si je devais appartenir à celle d’En-haut, je ne mangerai ni ne buverai ni n’enfanterai ni ne mourrais. Mais comme j’appartiens à l’armée d’En-bas, je dois non seulement manger et boire, mais aussi enfanter. Hachem a alors répondu à Hanna : Tu viens de rappeler la grandeur de Mes armées, Je proclame à Mon tour celle des tiennes, celles que constitueront tes descendants. » (Référence rapportée par Jacques Kohn z’l’)

Le prophète Elie crût qu’elle était ivre. Mais elle n’était qu’ivre de douleur… et c’est de Hanna qu’on instaurera ensuite cette nouvelle manière de prier : les lèvres forment chaque mot mais la voix résonne à l’intérieur de la personne en un dialogue secret et intime avec le créateur. C’est la singularité de Hanna, cette propension à s’immerger en elle-même, à intérioriser jusqu’à atteindre l’origine de toute chose, à être à l’écoute de son âme et à se rattacher au créateur. Cette faculté demande a être travaillée, dirigée car, dans un premier temps, c’est cette facette d’elle-même qui la coupe de son mari et l’empêche d’enfanter : il n’y a que la jalousie qui règne dans le cœur de Hanna et Elkana, croyant consoler, ne fait qu’attiser en lui disant « l’amour te suffit ! Je te suffis ! ». Le Aleph, l’unité, la symbiose ne correspondent pas à la personnalité de Hanna, dans laquelle elle étouffe. Elle a besoin du Hé, du divin, entre elle et lui, du souffle de liberté pour dévoiler le cœur de son âme. C’est pourquoi ce n’est que lorsqu’elle pénètre dans le sanctuaire de Chilo, qu’elle déchire l’unité apparente et matérielle du monde-tel-qu’il-est et pénètre dans l’univers et le temps du Hé, la dimension au-delà des sens, là où les lettres, à elles seules, forment des mots qui eux-mêmes sont des actes véritables, des prières qui atteignent Dieu directement : l’éternel « tseva-ot », le dieu des armées mais aussi le dieu des lettres, le dieu de l’origine, de la création, du dévoilement, là où le multiple et l’unité ne font qu’un et où Hanna se rattache à la racine de son âme et libère enfin son potentiel de fécondité…

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Alors Elie la renvoya chez elle en lui promettant l’accomplissement de sa demande à Dieu. « Hanna dit « puisse ta servante trouver grâce à tes yeux ». Elle se remit en chemin, prit de la nourriture et sa physionomie ne fut plus la même. » La barrière de Hanna entre l’intériorité et l’extériorité a cédé, quelque chose a changé en elle, le souffle bloqué, figé, circule à nouveau. Dieu s’est « souvenu » d’elle, comme il s’est souvenu de Sarah. Hanna a perdu son égoïsme en se trouvant elle-même et a prié cette fois pour un enfant pour Dieu, et non pour elle-même. Le matériel et le spirituel sont enfin réunis, Hanna peut enfin manger car son corps est relié à son âme ! Et c’est alors seulement que les mots sortiront de sa bouche et retentiront, prophétie audible cette fois de tous, mouvement inverse du premier : le matériel comblé se transforme en spirituel, la matrice de Hanna s’est remise en route, la vie circule, le souffle passe et Dieu s’exprime par sa bouche.

La Tefila de Hanna n’est plus une demande issue de la souffrance, elle est à présent un chant de reconnaissance, de louange et de remerciement, né de l’épanouissement à la fois spirituel et charnel de la femme. Tout en elle fonctionne, elle est au diapason d’avec la création, elle devient la vie même :

 

« Mon cœur se délecte en l’éternel, mon front s’est relevé grâce au seigneur : je puis ouvrir la bouche en face de mes ennemis, car j’ai à me réjouir, seigneur, de ton assistance.

Nul n’est saint comme l’éternel, nul ne l’est que toi seul ! Aucune puissance n’égale notre dieu.

Cessez, cessez vos paroles arrogantes, les bravades qui s’exhalent de votre bouche, car il dispose de toute science, l’éternel, et toute œuvre lui est facile.

Par lui l’arc des forts est brisé et ceux qui faiblissent sont armés de vigueur :

Ceux qui vient dans l’abondance se font mercenaires et qui souffrait de la faim en est délivré, tandis que la femme stérile enfante sept fois, la mère féconde est humiliée.

L’éternel fait mourir et fait vivre, il précipite au tombeau et en retire.

L’éternel appauvrit et enrichit, abaisse et relève à son gré.

Il redresse l’humble couché dans la poussière, fait remonter le pauvre du sein de l’abjection, pour les placer côte à côte des grands et les installer sur le siège d’honneur, car les colonnes de la terre sont à l’éternel, c’est lui qui en a fait les supports du monde.

Il veille sur les pas de ses adorateurs, tandis que les impies périssent dans les ténèbres, car ce n’est pas la force qui fait le vainqueur.

L’éternel, ses agresseurs sont foudroyés, quand sur eux, du haut du ciel, il tonne, l’éternel juge les sommités de la terre et il donnera la puissance à son roi et il exaltera la gloire de son élu ! » (Samuel, chap 2, 1-10)

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« Selon le Targoum (traduction araméenne) de Yonathan ben Ouziel (qui révèle de nombreux secrets cachés dans l’Écriture), le premier verset de la prière de ‘Hannah contient la prophétie que son fils Samuel serait un prophète en Israël ; que du vivant de ce dernier le peuple d’Israël serait délivré des Philistins ; que Samuel opérerait plusieurs miracles ; enfin que son petit-fils Heyman, avec ses quatorze fils, chanterait, en s’accompagnant d’instruments de musique, des Psaumes dans le Beth Hamikdache en compagnie d’autres Lévites.

Dans le second verset, ‘Hannah prédit la défaite de Sennachérib aux portes de Jérusalem. Plus loin elle prédit à Nabuchodonosor et à d’autres ennemis d’Israël qu’ils paieraient pour leur méchanceté. Parmi ces derniers, les Macédoniens (Grecs) qui seraient vaincus par les Hasmonéens ; le méchant Haman et ses fils battus par Mardochée et Esther. Enfin, ‘Hannah prophétise également la grande guerre mondiale où toutes les nations s’engouffreraient dans une furie d’anéantissement mutuel et après laquelle le Messie viendrait apportant la rédemption totale au peuple d’Israël. Alors, ce serait l’avènement d’un monde nouveau dans lequel il n’y aurait ni le mal ni la destruction, car il serait d’un bout à l’autre plein de la sagesse de D.ieu. » (Référence rapportée par Nissim Mendel)

L’éternel féminin et la Sephira Malkhout

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Hanna dérive du mot « Hen », la grâce divine et la miséricorde. L’éternel féminin est représenté dans le système des sephirot par la séphira Malkhout : « La Malkhout est l’expression et le dévoilement et de ce fait, la parole et l’action. Elle est l’ultime jugement et le dernier mot. Elle est d’une puissance phénoménale et peut transformer, révoquer, et entraîner la fin comme le recommencement. Elle est la confrontation avec la réalité physique qui occasionne dans l’âme un sentiment de chute, lequel se traduit par l’humilité à l’intérieur et par un désir de gouverner à l’extérieur. Elle est la naissance du nouvel enfant et du nouveau jour. Elle est le chabat. » (Comprendre son prénom hébraïque selon Hassidout et Kabbale, Y.Y. Corda )

L’Harmonie s’atteint lorsque les sephirot Malkhout, le féminin et Tiferet, le masculin, sont réunies. La sitra atra, les forces du mal, interfèrent pour séparer les deux sephirot et causer l’exil de la chrina. Hanna symbolise cette sephira en quête de son pendant, souffrant de ne pouvoir réaliser l’unité divine. D’ailleurs ce n’est pas anodin si Hanna passe par une longue période de stérilité avant de pouvoir enfanter le prophète Samuel. Une longue période de combat nourrie par la jalousie qu’elle ressent pour Pnina et qui la mènera après de nombreuses années de souffrances et d’incompréhension de ce qu’elle est réellement à se réaliser dans la prière. Malkhout séparée de Tiferet… elle s’épanchera enfin, faisant résonner sa voix, atteignant enfin le Créateur dans un élan de vérité, de générosité et de rigueur, sous l’égide bienveillante et fécondatrice du prophète Elie. Dans cette courte scène se profile déjà l’avènement du messie et la rédemption finale. Même si ce n’est pas encore le bout du chemin, Hanna a déjà re-trouvé sa voix.

 

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« Nos ancêtres furent libérés d’Egypte par le mérite des femmes vertueuses » Gemara Sota 11b. D’après le Ari z’l’, « la génération de la sortie d’Egypte se réincarnera dans la génération de la fin de l’Exil », donc, en déduis le Rabbi de Loubavitch, « c’est par le mérite des femmes vertueuses que viendra la Délivrance ». Les femmes vertueuses de la génération de la sortie d’Egypte, représentées par Myriam, dont l’amertume contenue dans son nom, dit le Midrach, correspondait à l’amertume de l’exil, avaient emporté avec elles des tambourins qu’elles avaient elle-même confectionné en vue de chanter sur le chemin de la Délivrance.

 

La femme juive a en elle cette force de transformer l’amertume en douceur, la peine en joie et les plaintes de l’exil en chant de Délivrance. Ruth Reichelberg aimait à répéter que, toujours, « les femmes jouent un rôle clef à chaque moment charnière de l’histoire d’Israël ».( Ruth- femme d’Israël, ed Elkana 2007) Catherine Chalier dira aussi, décrivant Sarah aux côtés d’Abraham, et citant le Zohar qui la décrit comme « une colonne », que « la femme est une ouverture sur l’Infini » qui porte en elle la vie, soit le secret de l’éternel renouvellement. (Les Matriarches, Catherine Chalier, cerf 2000)

 

La lune, le soleil et la fin des temps

 « Je dors mais mon cœur est réveillé» (Chir a Chirim)

 

« Chacun doit se considérer comme s’il était lui-même sorti d’Egypte » (Haggada de Pessah). Seulement sortir d’Egypte ne signifie pas entrer directement en terre sainte. Sortir d’Egypte n’est que le tout premier pas du nourrisson en direction de l’accomplissement des prophéties. Il reste encore à tourner quarante ans dans le désert. Il reste encore neuf mois de grossesse avant d’enfanter un peuple mature et apte à appliquer les commandements divins sur la terre de la promesse. « Il y a un temps pour tout, un temps pour vivre et un temps pour mourir ». Ce n’était pas encore le moment. La vie des prophètes, dit André Neher, est comme un psychodrame illustrant grandeur nature la relation entre Dieu et son peuple.( Prophètes et prophétie, André Neher, Calmann-Lévy, 1955)

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L’épreuve de Hanna reflète son époque et la situation des juifs vis-à-vis du monde et vis-à-vis de Dieu. Femme stérile inconsolable, jalousie, lamentation, aveuglement, amour:c’est la lutte entre Chilo et Jérusalem, entre les vrais et les faux prophètes, entre spiritualité et idolâtrie. Lorsque le Mal envahi le monde et que les apparences éclatent, l’union du Masculin et du Féminin est empêchée et il faut d’abord un long travail de tikoun, de réparation, afin de ramener toutes les étincelles de lumière et de dévoiler le Nom dans son Unité. Il faut vivre la stérilité dans sa chaire, éprouver les souffrances de la shrina trahie, se casser l’échine sous le soleil implacable, afin de se purifier. Le peuple juif, par son comportement, a le pouvoir de sauter les étapes, mais, bien trop souvent, le peuple a la nuque si raide qu’il doit passer par chacun des stades menant à la rédemption, aussi douloureux soient-ils, afin de se raffiner.

 

 

Manitou, le Rav Léon Ashkenazi, aime à rapporter le midrach de la lune et du soleil (talmud, Genèse, 1, 16) pour expliquer le rôle du peuple juif et le processus messianique que le monde doit accomplir depuis la création jusqu’à la fin des temps.

« L’Eternel a crée deux luminaires, le grand pour gouverner le jour et le petit pour gouverner la nuit. » or, à l’origine, raconte le midrach, les deux luminaires avaient la même taille. La lune vint donc trouver le créateur et lui dit : « est-il possible que deux rois servent la même couronne ? » (appuyant sur le mot polysémique shav en hébreu qui veut aussi bien dire égaux que vain). Dieu lui répondit : « tu as raison, vas et diminue toi ! » mais l’Eternel consola tout de même la lune qui se lamentait en rajoutant : « ta destinée sera de gouverner le jour et la nuit. » ce à quoi la lune, qui n’avait décidément pas la langue dans sa poche, rétorqua : «  à quoi sert une lampe allumée en plein midi ? » alors, magnanime, le créateur lui fit cette dernière réponse : « va, commence l’histoire et Israël comptera d’après toi les jours et les années. ». Le Zohar apprend du verset de chir a chirim « ahoti, yonati,tamati » qu’il ne faut pas lire « tamati » ma douce, mais « teomati » ma jumelle car, à la fin des temps « aharit a yamim », la lune et le soleil seront à nouveau égaux dans la lumière du créateur, dans un nouvel ordre où la présence de l’un n’effacera plus celle de l’autre…( La parole et l’écrit, I et II, Rav Léon Askénazi, ed Albin Michel, 2005) cela vient nous enseigner plusieurs choses : la lune et le soleil représente le féminin et le masculin, malhout et tiferet, mais aussi les nations du monde et Israël, Yaakov et Essav, les jumeaux originels, jamais égaux « quand l’un s’élèvera, l’autre s’effondrera ». C’est aussi le sens du rêve prophétique de Yehezkiel qui contemple le trône divin sur lequel apparaissent un lion, un aigle, un homme et un taureau. Le Maharal interprète ce rêve comme la succession des empires qui s’élèveront et s’effondreront (perse, babylone et rome) avant d’arriver à la fin des temps. (Ner Mitsva ou l’éclat de l’impératif, Rabbi Yehuda Loew, trad Y.Israel Rück, Jérusalem 2007) Manitou explique que toute la gageur de l’humanité est d’arrivé à engendrer une humanité de frères et de soeurs comme dans la phrase d’Abraham « anachim ahim anahnou » pour faire régner le chalom autour d’Israël, pour établir un couple viable, afin que se dévoile l’unité du créateur dans l’harmonie d’Israël et des nations, dans la complémentarité de l’homme et de la femme, condition ultime à l’engendrement du messie.

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Israël, comme Hanna, est comme la lune, comme le phénix, qui se renouvelle, qui renaît sans cesse de ses cendres, du mot « hidouch » et c’est par elle que commence la première mitsva de la Torah, celle du Roch Hodesch ou comment compter le temps et le maîtriser, comment s’élever au dessus du temps et avancer à chaque renouvellement ; et c’est par la Haftara de Hanna que nous commençons cette nouvelle année 5775. Les nations sont le soleil qui instaure l’année, la chana, du mot cheni, chanot, la répétition à l’identique, l’éternel recommencement, le serpent qui se mord la queue, le cycle de la nature, les quatre coudées du monde matériel. Le calendrier hébraïque, celui qui compte le temps depuis la création jusqu’à la fin des temps est basé sur un savant calcul qui allie le cycle du soleil et celui de la lune. Lorsque l’harmonie sera trouvée entre les deux luminaires, la délivrance pourra s’accomplir. En attendant, la lune, rapetissée, tourne, éperdue, en exil de la lumière, ne récoltant que le reflet de la lumière par l’intermédiaire du soleil. En attendant Israël est emprisonné dans ce monde de la dualité, du beth de béréchit, du olam haze en contradiction avec le olam aba, se languissant d’arriver à la plénitude perdue du aleph, de la lumière du commencement et de la réparation de l’âme d’adam a richon. « Israël est cet emtsa, cet intermédiaire dont la fonction, en dehors du Temps et de l’Espace, séparé de la matière, consiste à affirmer une vocation métaphysique, à unifier les valeurs et à tenter cette expérience impossible et toutefois nécessaire : à travers le monde du multiple et du fini, dégager l’un et l’infini. » (Le Messianisme Juif: « L’Éternité d’ Israël » du Maharal de Prague: 1512-1609, Benjamin Gross)

 

Hanna vit à cette époque de ténèbres et d’égarement, ou la lune petite, chétive et affaiblie, tourne, égarée. Ou Chilo et Jérusalem sont séparées, où la shrina n’est plus à sa place, dans son temple. Chacune de ses actions, chacun de ses regards, chacun de ses mots sont comme autant de coups de boutoir qui vienne enfoncer les portes menant à la délivrance. Elle n’est qu’une étape sur le chemin mais comme Moise qui parcourt des yeux la terre d’Israël à la fois dans le temps et dans l’espace, comme Abraham qui parcourt de ses semelles la terre d’Israël, elle ouvre le chemin aux générations futures. C’est ainsi que nous sommes tous une parcelle du Messie en route, pour paraphraser Rabbi Nahman : chaque mitsva a le même effet que chacune des contractions destinée à ouvrir le col de l’utérus afin de mettre au monde le nouvel enfant. L’accouchement ne se fait pas sans souffrance mais ces souffrances sont celles de l’enfantement et proclament une nouvelle vie. Hanna accepte les souffrances comme une kapara, un juste sacrifice à Dieu afin d’expier ses péchés d’orgueil et de les dépasser afin d’accéder à la rédemption. La stérilité elle-même est alors vécue comme une expiation purificatrice qui grandi le peuple et le rapproche de Dieu et de l’avènement du messie. « Cette analyse de la culpabilité d’Israël et de la notion de pardon reprend, en les plaçant dans l’éclairage de sa mission historique, toutes les différences entre Israël et les nations. C’est à cette capacité de retrouver à tout moment les nappes profondes qui assurent sa subsistance, qu’Israël doit d’avoir survécu à tous les avatars, et de demeurer aujourd’hui, comme au premier jour de la création, le témoin de l’absolu. » (Le Messianisme Juif: « L’Éternité d’ Israël » du Maharal de Prague: 1512-1609, p 155, Benjamin Gross, )

 

Aussi chacun doit se tenir prêt en son âme et conscience car cela peut arriver à tout moment. Cela ne dépend que de nous. « Israël est parmi les peuples comme le cœur parmi les organes, il est à la fois le plus sain et le plus malade d’entre eux. » (…) « Comme la germination mystérieuse de la graine enfouie dans le sol : apparemment elle se transforme et se mélange à la glèbe, à l’eau et à la fange, jusqu’à disparaître totalement sans laisser de traces perceptibles. Cependant c’est elle qui transformera la terre et l’eau, et d’étapes en étapes les fera évoluer vers sa nature, en purifiant les éléments et en les intégrant à sa propre essence… ». (Le Kuzari, Rabi Yehouda Halevy, ed verdier 2001) Exactement comme la lune que l’on croit avoir disparue entièrement dans le ciel et qui revient plus brillante encore, comme Hanna souffrante qui entre dans le temple et prie dans le silence douloureux de son âme puis laisse place à Hanna la prophétesse, armée pour le combat contre le Mal et dont la prophétie retentie à travers le temps, nous laissant sa Tefila en héritage. Hanna, qui, par ses qualités spirituelles, tel le messie, chevauche la matière (h’omer, h’amor), marquant le début d’une nouvelle ère.

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« Il n’y a que la prédominance des empires qui différencie ce monde-tel-qu’il-nous apparaît de l’époque messianique. C’est pourquoi, le texte, en faisant état de ce monde-tel-qu’il-nous-apparaît, désigne dans le même mouvement l’époque messianique. Parce qu’en définitive, rien ne distingue ces deux périodes puisque, n’étant pas circonscrite dans le temps, il n’y a pas de temporalité propre à l’époque messianique, comme il est dit : « c’est aujourd’hui que j’arrive (…) si vous écoutez ma voix, aujourd’hui » (psaumes, 95, 7) (Traité Sanhédrine, 98a, « Le Messie n’entre pas dans la catégorie du temps et sa venue est de chaque instant. C’est la raison pour laquelle, il est nécessaire que le réceptacle soit susceptible de l’accueillir » Netsah Israel, chap 28 et chap 60 : « Le Messie déclare : Je viens aujourd’hui ! Et ce, parce que la temporalité propre à la venue du Rédempteur, c’est la pure présence. ») c’est alors seulement que le Saint Nom retirera de notre cœur cette pierre, qu’Il déposera en nous Sa Torah et nous fera hériter de Sa Majesté, et qu’il nous enverra son rédempteur, notre justicier, Amen. Qu’il en soit ainsi, rapidement et de nos jours. » (Ner Mitsva ou l’éclat de l’impératif, p 133, Rabbi Yehuda Loew, trad Y.Israel Rück, Jérusalem 2007)

 

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La couronne de lune


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Or, pour que l’espace du monde puisse apparaître ; un point de l’absolu s’est vidé de son âme. Entre Dieu et son Nom, en effet, où trouver la demeure du monde, dans l’infini de l’infini ? Mais de la tragédie de ce point primordial, à qui nous devons d’exister, personne n’ose parler.

Les savants disent que le néant avait précédé l’être. Les Sages révèlent que l’inverse était vrai. L’histoire du monde, avant son commencement, fut celle d’un sacrifice inouï, dont nul ne porte le deuil, tant il est grand : l’oubli du commencement.

De la mort d’un point de l’Être, était né l’Espace, sombre, vide, angoissé comme une tombe. Cependant, cet espace de solitude devint la matrice des mondes à venir : la tombe était berceau. Dès l’instant premier, le souffle qui soufflait sur la face de l’abîme, avait fait jaillir des profondeurs de la nuit le cri de l’âme absente : Qu’il y ait lumière ; Que je revienne à moi !

*

Au commencement était le cri. La voix qui brisa le silence éternel, était le cri de l’âme disparue. Et je l’entends parfois, les soirs où se cache la lune.

Plainte vraie, profonde et terrible ; elle fut donc exaucée. Mais la lumière ne revint qu’en traces d’étincelles et de lueurs atténuées. Il fallait que l’espace du vide préserve le vide de l’espace.

C’est depuis lors qu’un monde est nommé du nom de l’âme qui lui manque. Les savants disent qu’il s’agit de l’idéal, trace de vide de la vertu qui manque encore. Les vivants, eux, parlent de l’amour, appel éperdu de l’âme disparue. »

(Dernier poème Kabbalistique du Rav Léon Ashkénazi dit Manitou, écrit sur son lit d’hôpital, le 2 Janvier 1996)

Emmanuel Lévinas ou le rêve de l’être-pour-l’autre

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« Aime ton prochain; tout cela c’est toi-même; cette oeuvre est toi-même; cet amour est toi-même »

(E. Lévinas, in De Dieu qui vient à l’idée, ed. VRIN 2004)

Quelle situation surréaliste ! Les roquettes Quassam venues de la bande de Gaza et du Liban s’abattent sur Israël depuis bientôt presque une semaine sans relâche, les alarmes retentissent à tout bout de champ, les gens sont sur le qui-vive, retrouvant bien vite cette vieille habitude ancestrale de « lever les yeux aux ciel » pour y apercevoir ces traces de la venue de Dieu au travers de ces instruments de la mort qui tombent de la voûte céleste… la prière alors s’élève soudain, venue elle aussi dont ne sais où, parfois chez des personnes complètement coupées de toute religiosité, tous L’invoquent, Lui demandant de changer le Mal en Bien, Lui demandant de rendre des compte sur les agissements du prochain… mais le prochain n’est t-il pas libre ? N’est-il pas responsable de ses actes ? Que ce soit des actes de vie ou des actes de mort ? Et moi ? Suis-je libre devant ce Mal ? Devant cet Autre ? Comment suis-je arrivée ici… ?

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En voiture, c’est ma petite voisine qui m’a prise en stop ce matin, pour m’amener jusqu’ici, jusqu’à cette salle de classe en fer renforcée, ce « miklat » ou, enfermée avec mon prof de philo allemand je passe un oral sur Lévinas en hébreu à partir d’une traduction commune en anglais… serions-nous arrivés au retournement de Babel ? Serions-nous entré dans une ère où le mélange et la diversité des langues n’est plus une séparation mais bien une richesse, chacune apportant sa strate de signifiance avant de se fondre dans la langue originelle, l’hébreu, qui, comme un souffle rafraîchissant, m’aide à ordonner mon cerveau… surréaliste vous disais-je, ou plutôt devrais-je plutôt dire méta-réaliste !!! comme si ce discours philosophique pur que nous tenons ici, dans cette petite salle blindée au cœur du conflit, vivait une vie plus que jamais palpitante, comme si la philosophie s’éveillait à la vie face à une réalité qui l’empoigne et l’accule, la vrille sur les murs, la somme de dire enfin la vérité, de ne plus se dérober derrière l’accumulation de phrases masturbatrices vides de sens et de signifier enfin un dire à vivre au jour le jour même quand ce jour est rythmé de sonneries d’alertes à la bombe.

levinas-and-heidegger Heidegger/ Lévinas

« De Dieu qui vient à l’idée » est un recueil de textes qui traitent de l’idée de Dieu composé par Lévinas dans les dernières années de sa vie. Je me suis toujours méfiée de Lévinas, il avait pour moi trop de relents de déjà dit, de bonne conscience, de bien pensance, de coupage de cheveux en quatre, d’années de fac interminables à écouter de vieux prof rabacher sur Kant ou Heidegger comme s’ils couvaient la poule aux œufs d’or… et voilà qu’il m’échouait en sujet d’oral. Au-delà de tenter d’arriver à une pensée neutre et impartiale, il me fallait aujourd’hui me faire son avocat, trouver son apport réel au monde, le point de renouvellement de la pensée… pour cela il fallu commencer par lire, lire et relire, et relire encore, jusqu’à s’imprégner de la pensée et des termes, jusqu’à se faire identique à l’objet de la pensée ? Pas cette fois… ici Lévinas lui-même déclare que pour penser cette pensée hors pensée que constitue l’idée de Dieu, il faut « lâcher prise », ne pas tenter d’atteindre cette pensée de toutes ces forces, comme un objet de savoir à saisir, mais bien au contraire laisser cette pensée venir à soi au travers d’une rencontre avec un je ne sais quoi d’insaisissable, avec l’incompréhensible, l’insaisissable, l’innommé… une rencontre avec l’Ange ? Aujourd’hui ? C’est bien ma veine… nos vies sont en danger, réel, tangible. Les armes sont concrètes, massives, explosives et la défense active. Mais ce qui nous protège est intangible. Ce qui se passe réellement dans le ciel d’Israël en ce moment est de cet ordre, de l’ordre de l’incompréhensible, et c’est à la fois dans la crainte et les tremblements mais également dans l’émerveillement et l’incrédulité que nous vivons le miracle de vivre ensemble face à la mort et pour la vie, pour ces enfants qui se pressent à nos côtés, posant des questions interminablement et faisant preuve de bien plus de bravoure de que le plus brave des braves d’entre les adultes sensés les protéger…

levinasenfant Emmanuel et ses frères

Si je ne peux pas penser cette pensée de Dieu, alors, demande Lévinas, comment Dieu vient-il à l’idée ? Au moment du plus grand relâchement qui, paradoxalement, va devenir le moment de la plus grande responsabilité… mais encore ? il y a, entre les êtres, entre les être et les choses, entre les mots et les choses même, des relation d’intérêt, « d’inter-essement », des liens d’être à être où chacun s’affirme en lui-même pour exister face à l’autre… et puis il y a l’inverse absolu, le « des-inter-essement », un état qui arrive, lorsque, empoigné par l’humanité, le souffle de vie de l’Autre, on en devient passif, dé-passé, dé-porté, dé-voué… déstabilisé par l’idée de l’Infini qui surgit de la rencontre de l’autre, infiniment différent de moi, et qui me renvoie à ma propre vulnérabilité, ce que Lévinas nomme « le surgissement de l’humain dans l’être ».

Blanchot_m Lévinas et Blanchot, amis

 

En apercevant devant moi le visage de l’autre, en rivant mes yeux dans les siens tout en essayant de parler, de me faire comprendre, de l’atteindre, il se passe alors quelque chose au-delà de l’étant de cet examen dans cette classe, c’est la rencontre de nos deux humanités distinctes, transcendantes, immémoriales qui se cherchent et tentent de se reconnaître, dans « la vie de Dieu ». C’est là que le vocabulaire purement et proprement philosophique de Lévinas bascule, on touche à une limite, un bord impalpable qui dépasse même le langage, au-delà du dialogue du Je au Tu, déjà dans une sorte de prière qui s’adresse à ce qui dépasse même l’Autre devant moi. Je m’incline devant la grandeur de la Sainteté qui habite chaque humain, indistinctement. Et ce saisissement soudain, cet « évènement prophétique » dit Lévinas, est une élection au sein de l’abandon, je ne saisis rien, je suis saisis, enlevé et dans cet abandon total, me voilà soudain libre, libre de toute la liberté qui a toujours été, une liberté pure, profonde et sauvage, d’avant la création elle-même, libre non pas d’être ou ne pas être, mais libre de réaliser l’audelà de l’être, libre d’accéder à cet impératif de l’Autre que je distingue soudain dans toute son étrangeté, son altérité ou libre de tout refuser, en me refusant moi-même et ce qui nous constitue tous, au-delà de l’être.

Lévinas et SartreLévinas et Sartre

 

Quel arrachement, quel souffrance et quel dignité d’entendre des mots comme « amour gratuit », « responsabilité infinie » et « être pour l’autre » dans la bouche d’un homme comme Lévinas qui de sa bulle juive de Lituanie a subi la traîtrise de ses maîtres, Heidegger et Husserl, l’emprisonnement de guerre en Allemagne nazie et le massacre de sa famille entière restée en Lituanie! Lévinas n’est pas mort, il a vu l’être qui se renie et éteint la vision de l’Autre en face de lui en faisant régner la mort, il a vu et vécu et ressenti le règne de la mort et du refus total de la responsabilité de l’autre, du monde, de l’avenir. Le piétinement du passé, le saccage du présent. Il est de cette génération ingrate de l’après défoulement de certains hommes, où les quelques hommes restant se rassemblent, comme si c’était les derniers hommes du monde et doivent tenir cette éthique « impitoyable sans secours ni promesse » de l’être pour l’autre afin de rétablir un équilibre dans le déchirement profond de la sainteté du monde, dans la « vie de Dieu »…

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Aujourd’hui Israel doit se défendre pour exister, s’il lâche prise, il meurt, physiquement, ici et maintenant, et, au même moment, Israël doit garder son visage d’Israel, rester dans la sainteté, dans la « vie de Dieu » sans trahir cette vie, sans plonger irrémédiablement dans le vide de Dieu… aussi s’ensuit cette existence vertigineuse en permanence en équilibre sur la corde, où « inter-essement » avec ses voisins et « dés-inter-essement » avec cet Autre doivent être suffisamment dosés pour maintenir la vie de l’ici et maintenant tout en assurant la vie de l’audelà de l’être, de l’être pour l’autre, de l’humanité immémoriale… une responsabilité de chaque moment qui rend sa dignité à l’homme, au texte et à la loi, et qui permet à tous de se les ré-approprier, chacun prie dans sa langue mais lorsque la sonnerie d’alarme retentie, court aussi se mettre à l’abri.

Et vous, dans la même situation, que feriez-vous ?

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Hanna Serero

Le Chant du Rav Avraham Ytsrak Hacohen Kook z’l’

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« Les gens parlent et écrivent sans fin sur ce qu’a pu être le Rav Kook. Mais peu importe combien ils parleront ou écriront, personne ne peut révéler ce qu’il était, car il transcendait tout ce qu’on pourrait dire de lui. »

Rabbi David Hacohen (Le Nazir), Likutei Harayah, p. 17

 

I. Poésie, chir et piyoutim

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Poésie. Un mot léger qui vient du latin poesis et du grec poiêsis, création. « L’Art d’évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l’union intense des sons, des rythmes, des harmonies, en particulier par les vers. » selon la définition du Petit Larousse 2014. Ne serait-ce que cela ? Un art, une esthétique de l’oreille et de la bouche ? En ce cas, en quoi cela irait-il de paire avec le Rav Kook ? Comme un simple hobby ? Un passe-temps charmant pour ses soirées d’hivers qui lui permettrait d’exprimer les sensations qu’il ressentait à l’aide de vers et de rimes ? Une mode de l’époque, pour coller et se rapprocher de ses amis intellectuels des cafés de Yaffo ? Un artisanat ?

Pour Platon, « l’état poétique est rattaché à l’enthousiasme, à la possession divine ». On passe du savoir faire, ou plutôt dire, au dire inspiré. Du potier au poète et du poète au prophète potentiel. De l’assemblage laborieux des matériaux du langage à la saisie de l’homme par le souffle divin inhérent à la création, le rouah a kodech. En hébreu, le mot poésie n’existe pas. On trouve soit « chir » soit « piyout ». Les deux sont des chants. Chir peut se lire également chièr, le reste ou yachar, droit. Tandis que le piyout, qui est un chant lyrique liturgique chanté à la synagogue par le paytan ou le hazan, le chantre, vient de piya, l’orifice ou l’embouchure. La Hazanout est l’art du chant liturgique. On peut y retrouver le mot Hazon, qui signifie vision, révélation et idéal. La liturgie synagogale a remplacé le service du Temple assuré par les Cohanim et les Leviims, service constamment effectué en… musique ! Hatsotsra (trompettes d’argent), kinor (lyre), halil (flûte), nevel (harpe) et meltsiltayim (cymbales), cœurs des leviims, tehilim, cantilation de la Torah… l’association de la musique avec la vie juive ne date pas d’hier :

Le Midrache relate dix chants importants dans l’histoire d’Israël. Les neuf premiers furent les chants qui retentirent la nuit de l’Exode d’Égypte (Isaïe 30, 29), le Cantique de la Mer (Exode 15, 1-21), le Chant du puits (Nombres 21, 17-20), le chant de Moïse quand il eut accompli l’écriture de la Torah (Deutéronome 31-32), le chant par lequel Josué arrêta le soleil (Josué 10, 12-13), le chant de Dvorah (Juges 5), le chant du roi David (Samuel II 22), le chant d’inauguration du Beth Hamikdache (Psaumes 30) et le Cantique des Cantiques du Roi Salomon, exprimant l’amour entre le marié Divin et son épouse Israël.

Le dixième chant, poursuit le Midrache sera le Chir ‘Hadach, le « nouveau chant » de la délivrance ultime. « Une rédemption qui prendra de telles proportions que l’impatience qu’elle suscite et la joie qu’elle apporte requièrent un « chant nouveau », un vocabulaire musical tout à fait original, pour pouvoir capturer la voix de l’ultime aspiration de la Création. » (tiré des enseignements du rabbi de loubavitch par Yanki Tauber)

Nous voilà donc maintenant avec une définition profondément juive de la poésie : ce qui reste quand l’homme droit chante, se faisant ainsi l’orifice, l’embouchure du souffle divin, afin d’exprimer une vision, une révélation ou un idéal. Le reste se dit également « rechit », or la création a été crée pour ce reste « béréchit » enseigne le Zohar. Ce chant de l’âme juive serait donc encore au-delà d’un simple reste au sens français où nous l’employons mais bien le but profond de toute la création… que les lettres d’en bas se réunissent aux lettres d’en haut.

Formulation ô combien mystique s’il en est ! Hypothèse ô combien séduisante qu’il nous reste à développer !

 

 

II. Le Rav Kook et les lettres

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Le Rav Avraham Ytsraak Hacohen Kook z’l’ fut le premier grand rabbin de l’état d’Israël : leader spirituel, personnalité charismatique, chef religieux, philosophe, politique, mystique, visionnaire, décisionnaire, combattant de la justice sociale, génie talmudique, innovateur et grand amant de la terre d’Israël, du peuple juif dans son ensemble et de sa Torah… on manque de mots pour arriver à retranscrire la stature de cet homme qui a laissé son empreinte dans la société israélienne et dont nous ne mesurons encore qu’à peine combien cette empreinte est grande et profonde. Il a posé les bases d’un état juif, chose nouvelle au monde qui n’était encore jamais arrivé. Ce que les nations ont tendance a appelé « théocratie », une démocratie qui mêle politique, religion et liberté. Il a œuvré pour la cohésion du peuple juif, pour le rapprochement entre religieux et laïcs unis par le klal, l’appartenance à une même communauté dans un amour commun, l’amour de Sion. Il a transcris et permis l’application de la Torah sur la terre d’Israël dans une réalité concrète, matérielle et souvent ennemie. Il a laissé une œuvre papier gigantesque dont la première chose qui frappe est le langage particulier employé. La langue du Rav Kook est poétique, son âme est poétique, il le dit lui-même et ses enseignements sont dits, écrits et transmis avec cette mélodie si particulière où se dégage un parfum d’au-delà. Ce qui rend l’accès à son œuvre à la fois limpide et obscure. Son langage mystico-poétique contient parfois beaucoup plus qu’il n’en parait et ne se laisse pas définir. En revanche à la lecture, le sens émerge des associations sonores, symboliques, la raison épouse la mélodie et une lumière transparaît.

Si l’on assemble les premières lettres de son nom, on trouve le mot REIYA, le visonnaire, celui qui voit loin, celui qui possède l’esprit prophétique. Or REYA, la vision, c’est également REHAYA, la preuve, l’évidence, ce qui s’impose à tous les sens comme… la lumière. C’est peut être pourquoi ses œuvres sont regroupées par son fils, le Rav Tsvi Yehouda Kook, sous le nom de OROT, les lumières. Ce qui éclaire dans la nuit, ce qui montre le chemin du Retour.

C’est dans OROT A REIYA que se trouvent rassemblés les textes spécifiquement poétiques du Rav, ses poésies. On s’aperçoit très vite que le Rav a écrit des poésies toute sa vie. Des poésies à Biosk, une poésie à la mort de sa femme, des poésies en Erets Israel, des poésies en Exil en Angleterre, des poésies à son Retour, des poésies tout au long de sa vie.

Le Rav était donc un poète… il faut dire que sa relation aux mots est très particulière. Au-delà du fait qu’il a un langage à lui, emprunt tout à la fois, de philosophie moderne, de savoir juif ancestral, de poésie biblique et de mystique cabbalistique, il écrit pour être publié. Pour être lu. Il rêve d’une revue du peuple, d’un parti politique… qui ne se feront pas. Mais les écrits restent. Je pense que, au-delà des considérations politiques et rabbiniques, c’est le besoin viscéral de se relier au Peuple, au Créateur et à la terre, qui le pousse.

Le Rav croit aux lettres, aux lettres qui forment le monde, aux lettres qui forment le peuple, aux lettres qui soutiennent la terre. Il écrit d’ailleurs « Roch Milin » sur chacune des lettres de l’alphabet hébreu. Et il écrit dans Orot A Reya:

Des fragments de ma pensée

Troupeaux bondissant

Je prendrais les lettres

Qui deviendront des articles

Les articles des brochures

Qui deviendront des livres

Et les livres dans toutes les cités

Seront éparpillés

Et mon peuple

En recueillera

Les restes.

Si chaque lettre est un monde alors aucun écrit n’est anodin et je suis profondément convaincue que les poésies d’un homme grand sont ses lettres secrètes, son chant personnel qui s’élève en contrepoint de son œuvre publique, le média de son âme.

Les mitsvots de la Torah, comme les Téfilines, sont appelées également « ot » dans la bible, que l’on peut traduire par signe mais qui signifie également lettre (exode XIII, 9, 16 ; deut XI, 18) et relient les hommes au Créateur, « Elokim Tseva-ot », le Dieu de l’ordre des lettres, via leur amour réciproque, leur langage commun dont les mitsvots sont le média : « comme un sceau sur ton bras » (chir a chirim, VIII, 6-8). Et tout le credo du Rav Kook se trouve là, enserré dans ses lettres : redonner à Son peuple, Sa terre et Sa Torah ses lettres de noblesses, que ce soit dans son œuvre politique, publique, rabbinique ou poétique…

D’ailleurs, comme nous l’a très justement fait remarquer le Rav Elyakim Simsovic, le Rav Kook a choisi de manière délibérée d’écrire la plus grande partie de son œuvre de cette manière lyrique bien qu’il soit pourtant capable d’écrire de manière très conventionnelle comme on peut le constater à la lecture de certaines lettres ou dans ses écrits halahiques. Pourquoi se servir du lyrisme alors qui, parfois, semble desservir sa pensée, la rendant plus « hermétique » au dire de certains ? Le Rav Simsovic nous a expliqué que la poésie ouvre sur une polysémie que n’a pas le langage ordinaire. Or les écrits du Rav Kook ont pour vocation de parler directement à l’âme dans son langage

« Le poétique s’inscrit à même le texte et il s’en dégage une poétique capable d’ébranler les couches profondes de l’âme car il en émane et s’y réfère » (la poétique du zohar, p10), ce que le Rav Kook appelle « une connaissance poétique par les sentiments de l’âme. (igueret a reya)

 

III. Le Rav, l’avenir, l’art et la littérature

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La conception kookiste de l’art et de la littérature se rapproche de celle de Platon et de son « kalos trigaton ». Elles sont l’expression d’une âme poétique qui tend à élever la création par inspiration divine. Cela se passe un matin à Biosk. Le rav Kook, jeune rabbin, est sorti marcher au bord de la mer avec un jeune élève. Ils parlent de choses et d’autres, de l’art et de littérature, et, de fil en aiguille, ils en arrivent au Chir a chirim, le Cantique des Cantiques du Roi Salomon. Debout sur un rocher face à la mer déchaînée, le Rav Kook expose sa conception de l’art. Une scène digne de Victor Hugo, en exil en Angleterre, du haut des falaises de Guernesey, qui défie les flots… romantisme, lyrisme… le jeune garçon court chercher un papier pour noter les propos du Rav. Le Rav donne l’avis de Rabbi Akiva qui dit que le Chir a chirim est de tous les chants, le plus saint. Une âme vile n’y verrait qu’un poème érotique, car une âme vile a pour tendance à tout rabaisser, avilir, réduire. Tandis qu’une âme poétique a tendance à vouloir s’élever et élever avec elle la réalité pour s’unir au Créateur. Une âme est avilie par la tristesse, le désespoir, la séparation, l’aveuglement et l’imagination nocive qui la freine et lui font voir le Mal. Une âme, pour s’élever, doit retrouver son état premier, son état de joie dans sa connaissance du créateur et, pour cela, son vecteur est l’amour. Le rav Kook, encore jeune, élève du Natsiv de la Yéshiva de Volozin, a alors une parole réellement visionnaire en ce qui concerne la vie qui l’attend : Rabbi Akiva, dit-il, a expérimenté toutes les formes d’amour possibles, il est donc le plus à même de juger du chir a chirim, chant d’amour suprême. L’amour pour sa belle jeune femme, l’amour de la Torah, l’amour du peuple, l’amour du créateur qui atteint son apogée dans son rire très « Ytsrakien » quand il se promène sur les ruines du Temple où rôdent les renards, la sanctification du nom par sa mort sur le bûcher où ses derniers mots sont « chema israel » alors que toute sa vie, il se demandait « comment sanctifier le nom de D.ieu ? »… ces déclinaisons de tous les amours possibles me rappellent un petit livre de Vladimir Jankelevitch « Les Vertus et l’Amour », où, disait-il, l’amour de D.ieu est le seul « amour pur » qui englobe l’amour de et pour toutes les créatures et créations. Le rav Kook à son tour va vivre l’amour et la mort de sa femme, son amour grandissant pour son peuple qui se reconstitue devant ses yeux, pour chaque individu de son klal qu’il aime dans son entier, très proche alors d’un Rav Karliebach qui réuni datiim et hilonims sous sa guitare et leur murmure « col a yehoudim a hamoudim »…, son amour criant pour sa terre qui donne à nouveaux fleurs et fruits, son amour au-delà du temps pour Israël où le mal est un instrument du plan de Dieu qui s’inscrit dans l’avancée inexorablement positive de l’Histoire (non sans nous évoquer Hegel…). Et la dernière clef nous est donnée dans un petit commentaire de son fils à la fin de l’ouvrage Hadarav qui regroupe des extraits poétiques de son journal personnel. Le Rav Tsvi Yehouda écrit là-bas : « une seule douleur a toujours accompagné mon père, son manque de prophétie, il répétait toujours « comment pourrais-je enfin dire Mon Créateur dans toutes ses lettres ? », voilà la véritable douleur des grands hommes du peuple juif… » Ce n’est pas sans écho avec les dernières poésies du Rav Léon Ashkénazi, dit Manitou, qui écrivait sur son lit d’hôpital:

«  C’est depuis lors qu’un monde est nommé du nom de l’âme qui lui manque. Les savants disent qu’il s’agit de l’idéal, trace de vide de la vertu qui manque encore. Les vivants, eux, parlent de l’amour, appel éperdu de l’âme disparue. »

IV. Retour à la terre, retour à la vie.

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Ce texte sur Chir A Chirim se trouve aujourd’hui en introduction du Chir A Chirim inclus dans le Sidour du Rav Kook « Olot a Reiya ». Il nous donne un bon panorama de la théorie du jeune Rav sur la littérature en général et, plus particulièrement, les textes poétiques dits « religieux ». Mais observons maintenant l’inverse et voyons comment se déploie la théorie kookiste face à la réalité israélienne… que dit le Rav de la littérature, l’art ou la poésie, arts dits « laïques » ou, pire encore, profanes ?

Dans « Maamare a Reiya » se trouvent des lettres écrites alors qu’il est Rav de Yaffo. Il participe alors à la revue « Nir ». On trouve l’échange qu’il a avec un lecteur qui se fait appeler « baal a bait a pachout » et qui n’est en fait rien de moins que le célèbre auteur Alexander Ziskind Rabinovitch, dit Azar, leader des poale tsion. Celui se plaint de trouver dans la revue des écrits littéraires laïcs qui choquent sa sensibilité et son âme poétique qui tend de toutes ses forces à l’élévation de textes saints, comme chir a chirim ou leha dodi, les téhilim ou les prophètes. La réponse du Rav Kook est sans appel. « Yoter Miday ! », le baal a bait a pachout, n’est pas si pachout que cela et en fait trop. C’est une pensée galoutique née de la peur exilitique de la mauvaise influence de l’Autre. Les juifs ont pris l’habitude afin d’échapper à l’assimilation d’élever entre le hol et le kodech, le profane et le saint, des murs de séparation infranchissables qui n’ont tout simplement plus lieu d’être en Israël. Cette milice de la pensée juive qui touche toutes les branches de la vie dite « profane », littérature, culture, science, etc… est incompatible avec la nouvelle réalité israélienne où religieux et non religieux appartiennent au même ensemble un et indivisible de klal israel. Où les questions qui paraissent futiles et temporelles sont les véritables besoins du klal et dont l’impact énorme sur l’avenir de la nation nous dépasse et est aussi importante que l’étude de la Torah. Qu’on ne peut aujourd’hui débattre et régler les problèmes de la réalité israélienne sans l’apport de la culture et de la littérature mondiale. Que toute cette propriété intellectuelle dite « laïque » ou profane, est israélienne et détient des forces incommensurables car elle est née, nourrie et enfantée par le peuple juif de retour sur sa terre. Que ce qui éclot sur la terre d’Israël appartient à l’histoire juive et constitue la culture israélienne de tout le peuple. Que le renouveau du peuple sur sa terre passe par la reconnaissance de sa propriété morale et intellectuelle et qu’il faut faire un avec toutes les composantes de la réalité israélienne afin de faire tomber les barrières psychologiques de la Galout. Que l’indépendance effective d’Israël ne peut s’effectuer qu’en prenant en considération tous les problèmes inhérents à cette réalité et qu’il est, de toute façon, impossible de vivre sans la science, la beauté, l’esthétique mais aussi la pourriture et l’impureté de la vie de chair et de sang. Et qu’enfin, on ne peut réduire la littérature juive au « aron a kodech », au canon biblique, car ce serait en faire une idole.

Or la pensée du Rav Kook a indéniablement quelque chose de nietzchéen et il faut briser toutes les idoles qui font encore obstacle à l’unité dans la réelle connaissance de D.ieu, qui se dressent entre le peuple et sa terre, et entre les membres du klal israel.

(traduction libre et adaptation personnelle de la lettre du Rav à Azar)

V. Visée messianique

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Au travers de la littérature, de la poésie, de l’art poétique, le Rav Kook effectue les premiers pas d’un vaste programme qu’il entrevoit et qu’il expose (« eder a yakar »). Explorer les recoins de la poésie de la vie, dans une quête absolue de l’être qui passe par un processus de Techouva. La littérature aussi doit faire Techouva car la renaissance de la nation passe par la résurrection de l’esprit collectif et s’exprime par la langue. En hébreu. La création littéraire joue un rôle capital dans l’évolution et l’épanouissement de ce processus. Le Rabbi de Loubavitch (R. Chnéor Zalman de Lyadi) disait « plus un homme est grand, plus il va à la recherche de son moi, jusqu’à ce que son âme spirituelle devienne apparente. ». C’est exactement ce qui se passe avec la littérature, et, en particulier avec la poésie qui devient un révélateur éthique ET esthétique de l’âme profonde. Car plus l’homme descend en lui-même, plus il dévoile l’Absolu en lui, la part du créateur «l’âme de l’homme, lumière de Dieu » (téhilim). « le renforcement du sentiment esthétique en l’homme le prépare à recevoir des lumières supérieures, un trésor spirituel plus élevé qui se donne sans cesse et veut croître avec intensité là où l’on se dispose à le recevoir. Il faut donc développer le sentiment esthétique par les créations de la littérature moderne aussi même si elle traite de sujets profanes parfois de façon très impure ; car à l’époque historique actuelle, la sainteté se révèlera encore également à partir de la libre poésie, et une brillante réponse sortira de la littérature profane. » (iosef ben chlomo)

La littérature fera ainsi œuvre sainte en rendant l’homme à son âme et son âme à l’homme, en reliant le matériel et le spirituel. « Si l’homme aime sa vie, il aimera Dieu qui est vie de toutes les vies et de sa propre vie en particulier ». C’est un véritable processus de retour pour retrouver la racine de son âme, morceau infime de l’âme de toutes les âmes. Ce n’est pas par hasard que le Rav Kook place le Chir A Chirim en tête de tous les chants. Car il illustre parfaitement cette histoire de recherche, de quête, de pièges, d’attente, de langueur, de détours, d’épreuves de deux « morceaux » qui désirent se retrouver et se réunir enfin. L’amour semble être le moteur de cette quête. De même que l’amour pour Sion transporte et galvanise les sionistes. Mais le Rav Kook place une force vitale interne au-delà de l’amour, au-delà même de la Raison du Rambam, et c’est la volonté. En cela il nous évoque les écris enflammés de Jabotinsky : « la vérité est une, toute entière dans ton cœur, et il n’y en a pas d’autre. Si tu n’es pas certain de cela, assieds-toi et ne bouge pas, mais si tu en es certain, alors agis ne regarde pas de côté, et tout s’accomplira finalement selon ta volonté. (…) Il n’existe pas un mot en russe que j’aime plus que celui-là, ou plus exactement pas un mot mais six, Va-chto-Boui-to-Ni-stalo. Ce mot englobe plusieurs significations qui ont un équivalent en hébreu aussi « en dépit de tout », « malgré tout », et d’autres encore. (…) parfois il me semble qu’il y a une force cachée au sein du concept abstrait appelé « volonté », non seulement la volonté au sens de l’action, persévérance, pression, mais dans le seul fait intérieur, dans le fait que vous « voulez », même lorsque vous êtes assis dans votre chambre, sans faire de bruit, sans remuer la main. Peut-être dans cela aussi y a-t-il une sorte de secret électrique, un sortilège d’aimant, une nécromancie qui diffuse tout autour, au point de faire pousser des graines sans les avoir touchées, même de loin ? » (Jabotinsky, Histoire de ma vie, trad. P.I. Lurçat)

C’est la Volonté seule qui transforme une descente, une chute, un échec, en tremplin pour un retour plus haut, plus grand, plus fort « yerida le tsoreh alya ». Cet élan vital qui ressemble à s’y méprendre à celui de Bergson, à la « volonté de puissance » aussi de Niestchze, un peu à cette « force agissante » de Schopenhauer, vient de Dieu et traverse la matière par le mérite de l’homme agissant. Agissant au travers de ses actes, de ses mitsvot, de ses créations, de ses constructions et des lettres hébraïques. « le regard intelligent et spirituel ne voit pas seulement une volonté aveugle et sourde mais une plénitude de bonté et d’intelligence » (iosef ben chlomo)

L’homme peut retourner l’histoire en, selon la formule de Beno Gross, « réglant son onde sur l’onde divine, la chevauchant, pour aller au-delà de lui-même. ». Ainsi la créativité humaine prend part à la créativité cosmique, à la révélation de la sainteté des choses dans un mouvement généralisé d’aspiration au Bien. En cela la littérature en devient une lutte constante avec les mots pour les arracher à leur pétrification, pour dévoiler leur souffle divin, leur sens vital, en une rupture avec l’établit afin de remettre le langage en chemin, en liberté « lire hérout et non harout », dans un acte de foi volontaire. « Être juif ou poète, c’est tout un. Jacob et poésie ont le même destin. » (Claude Vigée)

 

VI. Au delà du Bien et du Mal

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Aux côtés de la joie, on côtoie, dans les poésies du Rav, une tristesse infinie. Au côté de l’amour, se dessine un refus implacable, presque une haine, pour les ennemis et les oppresseurs du peuple juif. Ces ambiguïtés nous amène à nous interroger sur les motivations profondes du Rav et sur son héritage. On pourrait répondre, comme on l’a fait plus haut, par la théorie de l’alliance des contraires, l’échafaudage savant du feu et de la glace, du bien et du mal qui s’équilibrent et s’allient pour faire avancer le projet divin mais ce serait rester dans la théorie justement. La clef nous a été donnée à l’occasion de deux cours complètement différents mais qui, étonnement, ont soulevés la même problématique au même moment autour du sens de la racine du mot « mizmor », une autre manière d’exprimer le chant, la poésie et les louanges en hébreu. ZMR, la racine zemer, synonyme du mot chir, au-delà du chant, serait aussi un soin et une protection contre les ennemis et permettrait de couper, trancher les mauvaises énergies « ozi ve zimrat ya va yiye li yechouha » et nous ramènerait ainsi à la phrase du chir a chirim « et a zamir higuiya ba arets » le rossignol, le défenseur, le protecteur, le combattant est arrivé, est revenu sur sa terre ! la poésie, au-delà du sens premier, contiendrait un souffle révolutionnaire, une force indomptée venue de l’origine même des lettres et de la langue, du ein-sof, du néant divin dont proviendrait la seule réelle liberté « dror », un autre oiseau « nir » encore un autre oiseau… et sous tous ces noms d’oiseaux se cacherait une violence créatrice, folle, qui porterait l’écrivant vers des versants abruptes encore non explorés, vers l’inconnu, la terreur, la douleur, les blessures, de l’autre côté… les mots seraient plus que des mots, plus que des actes, ils seraient des armes, les armes de la volonté… sorte de « Kabbala maassite » comme une ombre au tableau de lumière et de bonté que nous avons dressé jusqu’à présent. Ces poésies, simples et légères en apparence, dont les sujets oscillent entre âme et matière, seraient ce défi lancé à la mort, ce Yessod Olam, le secret même de l’éternité d’Israël. … les lettres d’en bas reliées aux lettres d’en haut.

Hanna Serero

 

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לחשי ההויה 

Le murmure de la vie

 

L’existence toute entière m’a murmuré un secret :

Je suis emplie de vie

Prends-moi, prends !

Si tu as en toi un cœur et dans ton cœur du sang

Que le poison du désespoir n’a pas encore contaminé

 

Et si la quête de ton Coeur tu veux atteindre

M’a murmuré l’existence

Et si ma beauté ne t’est par trop insoutenable

Écarte-toi de moi, fuis !

A toi, je suis interdite

 

Si chaque fine goutte

Si chaque éclat de beauté de la vie

N’est pas relié au chant de sainteté

Alors un courant de feu étranger te traversera

Ecarte-toi de moi, fuis !

A toi, je suis interdite.

 

Une génération se lèvera et vivra

Qui chantera la beauté et la vie

Et son Eden sans cesse

S’abreuvera de la rosée du ciel.

 

Des fruits du Carmel et du Sharon

Au bord du mystère de l’existence

Elle écoutera avec l’oreille de la vie

Et du chant d’eden,

De la beauté de la vie

La lumière sainte s’épanchera

L’existence toute entière ne ment pas :

Mon élu, à toi seul, je suis permise.

 

(in Orot a Reya, Traduction Hanna Serero, Tous droits réservés)

 

 

pour en savoir plus:

The Wisdom of Rav Kook Translations of Rav Kook’s writings by Yaacov David Shulman.

Orot: Translations and analyses of Rav Kook’s writings.

Introductory Lectures by Rabbi Hillel Rachmani.

Introduction to Orot, from« Lights on Orot » by Rabbi David Samson and Tzvi Fishman.

Art and Rav Kook – series of audio lectures from Atid.

Machon Meir audio lectures.

Yeshivat Mercaz HaRav(Hebrew)

Dona Gracia ou la fleur splendide de l’exil d’Israel

 

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En ce moment les israéliens épluchent les listes de noms sépharades pour savoir s’ils font partie de ceux à qui l’Espagne offre un passeport espagnol. Etrange proposition du pays de l’Inquisition… volonté de rachat, de pardon ? Essayons de voir les choses autrement : comment réagirais les juifs ashkénazes si l’Allemagne proposait aujourd’hui aux descendants des familles exterminées pendant la shoah de reprendre la nationalité allemande… ?

Seulement voilà, entre les juifs et l’Espagne, un étrange lien d’amour/haine, attirance/répulsion, nostalgie de l’âge d’or, mélodies andalouses, s’est tissé. L’Espagne est imprégnée de culture juive et les sépharadim imprégnés d’Espagne, même si le ladino tend à s’évaporer… ma grand-mère chante encore « el cabretico » à pessah et « avraham, padre querido, luz de israel » le chabat… qu’à ne cela tienne, pour nos israéliens l’aubaine est ce passeport européen tant convoité qui leur ouvrira les portes des études aux frais de la princesse, des avantages sociaux et des frontières tapis rouge. Tout cela me donne envie de vous raconter une histoire. L’histoire d’une femme exceptionnelle et pourtant, combien encore méconnue. Celle qu’on surnommait l’Ange, la Senora, le Cœur de son peuple, la toute première sioniste plusieurs centaines d’années avant Herztl, la femme qui, seule, a tenu tête au terrible Pape Caracas… j’ai nommé Dona Gracia !

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« C’est une femme avec la cuirasse d’un mâle. Elle cambre ses reins et arme son bras comme un homme; de l’avoir pour adversaire c’est comme d’aller à la guerre sans savoir quand ni comment l’on reviendra » Saadia Lungo

 

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Dona Gracia est issue d’une grande famille de marranes du Portugal, venus d’Espagne, les Nassi. Les juifs marranes (ce qui signifie cochons) ou conversos, sont ces juifs qui face à l’édit d’expulsion ont choisi la conversion plutôt que le départ ou la mort (conversion parfois forcée, comme pour les Nassi, aspergés d’eau bénite à leur descente du bateau par les portugais !). Convertis au dehors, juifs en dedans, ils continuèrent à pratiquer chabat, seder de pessah, brit mila, dans le secret de leurs caves tout en voyant leurs frères juifs, brûlés, traqués et expulsés aux quatre coins du globe. Dona Gracia s’appelle donc Béatrice de Luna la catholique et ne découvre sa véritable identité qu’à ses 12 ans, le jour de sa batmitsva : Hanna Nassi. A 16 ans, on la marie avec Fransisco Mendès, un jeune et déjà très riche banquier, lui aussi, marrane. Il est plus vieux qu’elle de 20 ans, fougueux, entreprenant et occupé à fonder l’empire Mendès sur les diamants et la grande nouveauté, l’or noir de l’époque, le poivre noir, épice qui va révolutionner la conservation des denrées. L’avenir est brillant mais Dieu a d’autres projets… à peine dix ans après leur mariage, Fransisco est terrassé par un mal mystérieux et Béatrice se retrouve seule avec sa fille unique, à la tête de l’immense fortune de son mari. Elle découvre alors l’ampleur du pouvoir financier des Mendès : ce sont les banquiers des rois et c’est à elle d’assurer la relève.

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Elle est jeune, belle, veuve, marrane et fortunée et l’Inquisition poursuit son œuvre destructrice. Redoutant pour sa fille, Béatrice décide de rejoindre son beau-frère, Diego Mendès, à Anvers. Son intuition qui la mènera tout au long de sa vie au travers des méandres sombres de l’Histoire ne l’a pas trompée. Juste après son départ, a lieu à Lisbonne, massacres et pogrom de marranes et l’établissement de l’Inquisition au Portugal. Partout on brûle, on pille, on viole. Juifs, juifs, juifs. Elle rejoint donc son beau-frère, accompagnée de sa sœur Brianda et de son neveu Juan. Elle fréquente la cour de Charles Quint et apprend les ficelles du métier de banquière auprès de Diégo. Celui-ci se marie avec sa sœur puis… décède, abattu par le même mal mystérieux que Fransisco. Béatrice hérite de tout l’empire Mendès. Le prince Francisco de Aragona parent du roi Ferdinant, chretien et inquisiteur, veut épouser sa fille, elle fuit à Lyon en passant par Aix-la-Chapelle sous couvert d’une cure thermale, après avoir prêté de l’argent à Henri VIII, Charles Quint et Henri II. On en veut à son argent, on en veut à sa vie. Elle atterrit à Venise où elle est dénoncée pour sa pratique juive par… sa propre sœur qui veut mettre la main sur la fortune des Mendès. On la jette en prison et on met Reyna dans un couvent. Elles en sont sorties par le Duc D’Este qui les invite à Ferrare. Une courte période de paix avant la tempête s’installe. Béatrice, loin de l’Inquisition, reprend son véritable nom et le judaïsme qui n’a cessé de brûler au fond d’elle sort enfin au grand jour. Dona Gracia Mendès est née, dans la souffrance et les épreuves, la tête haute et le regard fier, rien ne la fera capituler. Elle fréquente les grands de ce monde et prête de l’argent aux rois mais, dans l’ombre, elle établit des réseaux de résistance par voie de mer et de terre pour faire évacuer les juifs d’Espagne et sauver les marranes du Portugal. Une flamme l’accompagne dans ses pérégrinations : Jérusalem. Elle obtient, on ne sait comment, de rapatrier les ossements de son mari pour les faire enterrer sur le Mont des Oliviers. A Ferrare, elle subventionne l’imprimerie d’Abraham Usque et fait traduire et imprimer La Bible de Ferrare en ladino, mais la Peste se déclare… et les marranes sont accusés.

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La Senora, comme on la surnomme à présent, reprend la route de l’Exil. Elle retourne à Venise, la légende dit qu’elle est venue y chercher une pierre précieuse susceptible d’arrêter la peste noire… elle passe à Dubrovnic et en profite pour établir un accord commercial afin de lever les taxes du ghetto juif. Elle rallie Salonique puis arrive enfin à Constantinople, en Turquie, où le sultan Soliman le Magnifique la prend sous sa protection. C’est de là qu’elle va établir un blocus naval afin de boycotter Ancône, le port des états pontificaux, pour sauver une vingtaine de marranes condamnés à être brûlés vifs par le Pape IV, Carrassa le terrible. Le blocus échouera à cause de la division entre les commerçants juifs… déjà la division au sein même du peuple juif est la pire cause de tous les maux ! Pendant ce temps son neveu, Juan qui a repris son nom de Josef Nassi, est nommé Duc de Naxos (Chypre) et épouse sa fille, Reyna. Dona Gracia fonde une Yeshiva à Constantinople et reçoit en cadeau du Sultan, les terres de Safed et Tibériade en palestine.

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Arrivée à la fin de sa vie, Dona Gracia qui a croisé tous les plus grands penseurs juifs (Rabbi Yossef Karo, David Reubeni, la famille Abrabanel, Moche Bassola, Moise Di Trani…) de son époque, grande amie de Benvenida Abrabanel, Pomena Modena et Esther Kyra, elle s’attelle à réaliser un rêve vieux de plusieurs millénaires : elle reconstruit Safed et Tibériade et envoie cargaisons de moutons et plantations de mûriers afin de développer l’élevage des vers à soie en terre sainte. Elle veut faire acheminer les réfugiés marranes jusqu’en Palestine et y créer un foyer juif florissant ! Mais les chrétiens continuent à lui mettre des bâtons dans les roues, les arabes ont peur de voir se réaliser les prophéties et les juifs ont peur de faire venir le Messie avant l’heure ; son neveu est occupé à son rêve de gloire à Naxos et la Dona est aux derniers jours de sa vie, son entreprise ne verra pas son couronnement. Mais elle a tout de même contribué au développement de la kabbale en terre promise et ouvert une voie… qu’Hertzl plusieurs centaines d’années plus tard empruntera à son tour.

 

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Dona Gracia s’est arrachée de son Exil, s’est transformée de Béatrice en Hanna, s’est donné corps et âme à son peuple, à sa terre, à son idéal, malgré les épreuves et les ennemis de tous bords. Ses pires souffrances sont certainement venues des siens. Mais rien, jamais, ne l’a fait plier ni détourner de son chemin. Ses échecs ont été des victoires et sa vie une longue et patiente alya (montée). On ne sait pas où elle est enterrée. Constantinople ou Safed ? Le mystère demeure mais vous pouvez aller passer une nuit dans sa maison, à Tibériade, gardée fidèlement par la famille Amsellem et, peut être, la verrez-vous étudier, au clair de lune, avec Rabbi Itsraak Louria…

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« «Rassemblezv os phalanges!
<Allez recueillir la pitié,
« Quej’ai donnée à Miriame.
« Et le pouvoir glorifié
<DeDébora, l’héroïque âme.
« Mêlez-y la vertu d’Esther,
« Et de Judith la souple force.
« Avec un grain demon éther,
« Allez et pétrissez un torse!
o Demon esprit prenez aussi
« Les plus étincelantes flammes,
« Et sous le nom d’Anna Nassi,
<<Créons la plus noble des femmes!»

Samuel Usque

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Pour en savoir plus, je vous conseille de lire les excellents livres: La Senora, de Catherine Clément et Gracia Mendes Nassi de Cecil Roth ainsi que, pour le plaisir, Le fantôme de Dona Gracia, de Noémie Ragen.

et si vous voulez passez une nuit dans la maison de La Senora:

http://www.donagracia.com/pages/he/df-hbit.php

 

Hanna Serero

Ceci est un article que j’ai écrit pour le site rootsisrael:

Dona Gracia ou la fleur splendide de l’Exil d’Israël

Les chaussures de Moïse à Rimbaud: poètes, voyants, prophètes ou magiciens… ?

 arthur_rimbaud_1854-1891  Arthur Rimbaud

« J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »

A. Rimbaud, Une Saison en Enfer

 

L’écrivain, l’artiste et le poète en relation éperdue avec l’Absolu, sont parfois appelés, ou se donnent eux-mêmes, le nom de prophètes. Il suffit de lire Les Châtiments de Victor Hugo ou, L’Amour fou d’André Breton mais encore Vigny, Musset, Rimbaud, Baudelaire… pour ne citer qu’eux, pour trouver les descriptions des pouvoirs presque surnaturels dont est investi le poète et de la mission qui lui incombe…  seulement voilà : par qui est-il mandé ? Peut-on le situer au même niveau de prophétie que les expérience de « rouah a kodech »(souffle divin) dont est rythmée la bible ? Qu’en est-il de la voyance ? Les « sciences divinatoires » sont-elles des sciences exactes ? La magie existe-t-elle ? Où se situe la différence entre un prophète d’Israël et un prophète des nations ? Chacun d’entre nous a-t-il au fond de lui un prophète qui ne demande qu’à se réveiller ? Où est la limite entre prophétie et poésie ? A quel moment la lumière bleue se change t-elle en lumière blanche ? Quand et comment de simples mots humains deviennent-ils le vecteur du divin en ce monde ? Serait-ce tout simplement une question d’alphabet… et quel rapport avec les chaussures ???

balaksorcerer-and-balaamking-of-moab Balak et Bilaam

Mon hypothèse est la suivante. La voyance a des similitudes d’états  avec la prophétie, au sens commun du terme: les transes, la lumière, la clarté, l’entendement… en un mot, les conditions de réception, car la prophétie passe par les perceptions et c’est pour cette raison qu’il y a, en effet, toute une isotopie commune, de la magie au mysticisme, qui englobe le prophétisme. Il y a, également, des endroits où les prophètes bibliques, comme les prophètes païens, se retrouvent : le temple, les rituels, le sacerdoce… cela se ressemble. Il y a des parallèles que Neher établit dans la première partie de L’Essence du prophétisme, avec les prophètes égyptiens et les magiciens. La Bible reconnaît l’existence de magiciens et de prophètes en dehors d’Israël. Ainsi il y a les magiciens de pharaon en Egypte ou encore Bilaam, fils de Tsippor, appelé par le roi Balak pour maudire Israël. Ce sont de très bons exemples pour comprendre la différence entre les prophètes d’Israël et les prophètes des nations.

verge-dAaron-300x224 Moise, Aaron et les magiciens

Dans son commentaire sur la paracha Balak, Rachi nous explique que Dieu a donné l’égalité dans la prophétie à tous les peuples de la terre et que l’on peut prophétiser dans trois langues : le grec, l’araméen et l’hébreu. Moïse a changé son bâton en serpent et les magiciens de pharaon ont su faire de même. Aaron a changé le Nil en sang et les magiciens de pharaon ont su faire de même. Où se situe donc la différence ? Rachi nous éclaire en rapportant le midrach sur Bilaam dans son commentaire : « Bilaam attendait et utilisait les moments de la colère de Dieu pour faire sa magie » et c’est pour cette raison qu’il n’a pas pu maudire Israël, car il n’y avait pas de colère de Dieu contre Israël. Il n’a donc pas pu changer le bien en mal. Au contraire, Dieu lui a fait changer le mal en bien. C’est là que se situe la spécificité des prophètes d’Israël. Et grâce à cela nous apprenons une donnée supplémentaire sur Dieu et les prophètes d’Israël : la différence entre les magiciens de pharaon et les prophètes de Dieu, c’est que le serpent de Moïse est redevenu bâton et que le Nil en sang est redevenu fleuve, ce que n’ont pas su faire les magiciens. Car la magie des magiciens de pharaon et des prophètes des nations, comme Bilaam, s’effectue par le biais de la destruction, de « la colère de Dieu ». Ils peuvent opérer un changement dans la création divine, mettre le chaos, mais seul Dieu, lui-même ou par l’intermédiaire de ses prophètes comme dans le cas de Moïse ou d’Aaron peut créer, construire, donner la vie, changer le mal en bien, remettre en ordre. Une tâche que Dieu propose à l’homme dans l’alliance, la Brit.

Aaronmenorah Aaron ha Cohen

Nous avons vu comment font les prophètes des nations mais nous n’avons pas vu pourquoi cela ne marche pas de la même manière que ceux d’Israël… En effet, au contraire des prophètes d’Israël, ils se servent de forces négatives et annihilatrices. La source de leur magie n’est donc pas la même mais le résultat, lui, pourrait bien être identique. Alors ? Nous allons trouver la réponse en faisant cette fois-ci une incursion dans la poésie. Ne pouvons-nous appeler des écrivains comme Victor Hugo ou Arthur Rimbaud, prophètes ? Par leur écriture, par la poésie, ils dévoilent pourtant la présence divine dans le monde : « (…) cette double intuition de l’idéal, à la fois céleste et terrestre, sert le progrès par le rayonnement, civilise l’homme en manifestant Dieu, amende le relatif par sa confrontation avec l’absolu, élève la lumière à la splendeur et crée les suprêmes merveilles (…) » (pour ne citer que Victor Hugo dans son livre sur Shakespeare « les Génies »). D’autant plus que le mot latin pour dire poète et prophète est le même : vates dont l’étymologie pourrait autant être videre, voir que viere, lier ; c’est-à-dire pencher autant du côté de la révélation que de la mise en forme. Les héros seraient alors les penseurs, les intellectuels, les poètes qui, seuls, distingueraient «la divine idée du monde » qui se trouve « aux tréfonds de l’apparence », pour paraphraser Goethe. Dans les premiers temps, le Christianisme avait séparé poésie et sacralité par peur du paganisme antique. Les débats médiévaux montrent l’opposition entre le poète souvent assimilé au prêtre et au devin de l’antiquité, générateur de mensonges et de fictions et, d’autre part, le prophète issu du monde biblique et porteur de vérité. Durant tout le moyen-âge on assiste à une lente réhabilitation de la poésie et à la reconquête progressive de l’espace du sacré.

hugo Victor Hugo

Plus tard, le Romantisme avec des personnalités comme Novalis, Heine, Hugo, Musset, Vigny, ou encore plus loin Rimbaud, va réactiver cette association par la conception du poète-prophète. Paul Claudel dans un manuscrit jamais publié qui date de 1940, intitulé « un dernier salut à Arthur Rimbaud » dit : « Arthur Rimbaud n’est pas un poète, il n’est pas un homme de lettres. C’est un prophète sur qui l’esprit est tombé, non pas comme sur David mais comme sur Saül. Cet esprit de prophétie, l’Inspiration, la gratia gratis data, n’a jamais à aucun moment cessé de souffler sur l’humanité. ». Paul Claudel, Oeuvres en prose, p. 522.

007_george_sand_musset_theredlist Alfred de Musset

 Benjamin Fondane également mélange étroitement poésie et prophétie, dans Rimbaud le voyou, il écrit : « jamais peut-être, depuis les cabalistes – prophètes, fous et faux-messies – une action pareille à celle tentée par Rimbaud avec sa théorie du voyant n’eut plus haute signification. ». Benjamin Fondane, Rimbaud le Voyou, p. 67.

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Depuis Pythagore déjà, la poésie, par le biais de la musique, par le rythme et le nombre, parle de Dieu… ensuite, à travers toute l’histoire de la littérature et de la poésie, même de l’art en général, autant en musique, qu’en peinture ou qu’en sculpture, il y a cette idée que l’inspiration est divine, que c’est Dieu qui s’exprime à travers l’artiste, que l’artiste est un réceptacle, un instrument du souffle divin… Claudel parle de Dieu, les romantiques allemands de l’esprit du monde, les surréalistes du merveilleux qui s’exprime à travers eux. Musset, puisant chez les Grecs, invoquait la muse. Pour les artistes plus proches de nous, « ça » parle tout seul. C’est l’imagination, la folie, l’inconscient, les pulsions sexuelles… Chez Mallarmé le blanc, les espaces parlent ; chez Derrida ce sont les interstices ; chez Jabès, le silence, notion éminemment neherienne, est aussi important que le vocable. , Leiris, Jouve et Blanchot aussi essaient de définir cette musique qui s’échappe de l’agencement des mots… à la fin de L’Entretien Infini, Blanchot arrive à la conclusion que la seule parole existante est celle d’Autrui (Autrui étant l’altérité absolue ou le Dieu de Lévinas, car Dieu, entendu par Blanchot, connu pour son athéisme, est une notion dont il se défend : « Dieu – ce nom qui ne saurait être prononcé en vain parce que nul langage ne saurait le contenir – n’est Dieu que pour porter l’Unité et en désigner l’ultimité souveraine (…) il est donc de conséquence de dire : non pas l’Unique Dieu, mais l’Unité est à la rigueur Dieu, la transcendance même», L’Entretien Infini, p. 635. ), que l’écrivain est toujours et vainement à la recherche du mot juste  (Le mot juste pour un écrivain ce serait le mot qui exprimerait Tout, d’un coup, d’un mot, le mot qui collerait exactement à la pensée, ce mot ultime qui révèlerait l’esprit de l’écrivain à l’esprit du lecteur, clairement et immédiatement…) et, qu’enfin, c’est la Loi, les dix commandements ou les dix paroles qui s’exprime quoi qu’on fasse pour en sortir car elle contient déjà en germe toutes les écritures possibles.( Maurice Blanchot, « La loi est le sommet, il n’en est pas d’autre. », L’Entretien Infini, p. 636.)

moise-brisant-table-lois-rembrandt Moïse brisant les tables de la loi, Rembrandt

Claude Vigée, grand ami des Neher et poète, dans l’entretien qu’il a donné à Alain Veinstein compare le poème à la prophétie, le poème est, dit-il, animé par un double mouvement : «il va vers l’avenir et part du lieu antérieur à la propre personne du poète.». Or cette conception du temps du poème ressemble très fortement à la conception du temps du prophète d’après Neher, d’autant plus que Vigée ajoute un peu plus loin que le poète doit tendre «à la communication avec l’Autre, avec cette énergie fondatrice qui est en chacun de nous», ce que Paul Celan définit dans sa poésie d’après Auschwitz comme un mouvement de soi vers autrui (Paul Celan, Le Méridien et autres proses. La poésie de Celan fait acte de parole après l’innommable et l’indescriptible de la Shoa, il se bat contre le néant et tente de rassembler le monde brisé dans la brisure de ses mots… ) ou encore ce que Benjamin Fondane appelait le sel sauvage

michelangelosmosesMoïse, Michel-ange

Bref, il semble qu’il arrive un moment où l’artiste est dépassé, saisi, emporté et que l’oeuvre arrive presque malgré lui mue d’on ne sait où par on ne sait qui. Ne serait-ce pas alors une définition de la Parole de Dieu qui saisit l’homme-poète ou l’homme-prophète ? Cela arrive aussi parfois aux chercheurs, aux scientifiques, aux biologistes qui, eurêka, ont soudain une révélation. Cela arrive également aux amoureux… « Un coup de foudre assassin dans le mille de mon coeur a laissé le dessin d’une petite fleur qui lui ressemble…», , aux malades aussi, un état de clairvoyance parfait, un tunnel et une lumière au bout. Cela nous arrive à tous finalement, ces moments de lucidité hors du commun ou de plénitude absolue, ces moments « parfaits » comme dit Sartre dans La Nausée, où l’on se sent soi-même divin. Mais toutes ces occurences de l’intrusion de l’incroyable, du surnaturel dans le quotidien, sont-elles pour autant prophétiques ? Dans le sens biblique du terme ? Tout artiste qu’un feu intérieur brûle est-il pour autant prophète ? L’homme à la conscience exacerbée, comme Hugo, le philosophe à l’intelligence aiguisée, comme Nietzsche, le poète à la sensibilité décuplée comme Rimbaud, le musicien à la virtuosité précoce, comme Mozart, l’écrivain de science-fiction génial qui imagine les voyages sur la lune cent ans avant la réalité, comme Jules Verne ou le génie scientifique assoupi sous un arbre et qui recevant soudainement une pomme sur la tête comprend les bases de la physique comme Newton, sont-ils, tous, pour autant, des prophètes ?

foto-benjamin-fondane_36815600 Benjamin Fondane

Ai-je jadis dressé des serpents? Je ne sais.

Je sens qu’en moi pourtant sommeille un magicien.

Il y a quelque part des paroles obscures

Qui chantaient dans la nuit comme une lampe allumée

…Des paroles à moi qui chantaient! Où sont-elles?

Je me penche sur moi, je tâte mes viscères:

… mais où logeait donc la chanson?

De quoi est-elle faite cette épaisseur du texte?

Mes mains ne sont pas dures et calleuses, mais mon cœur

qui parle avec accent beaucoup de langues blanches,

ses empreintes gardées par toutes les polices,

expulsé de partout où il y a une joie,

sollicité partout où il y a malheur.

 

J’en ai donné partout, la neige tombe

Je l’ai donné aux hommes, je ne regrette rien,

mais à présent j’ai soif moi-même,

il me faut un morceau de chanson, de pain.

Oui, comme vous je suis un juif, et vous, vous êtes

un nègre comme moi – étrangers ça s’entend

rivés à des outils qui ne sont pas à nous,

privés de travail et de songe –

des hommes dévorés par leur propre chanson…

Et maintenant que le foie et le rein ont vieilli

je me tourne vers vous – la neige tombe –

il y a tant de riches qui mangent à leur table

– qui me priera de m’y asseoir?

 

J’ai tout donné. Je fus entier dans le poème.

Mangez, buvez: Voici mon corps, voici mon âme.

Maintenant je veux aller vers les hommes vivants,

dans la vaste forêt des hommes,

je sens qu’une puissance nouvelle y est éparse,

les hommes sont plein de résine;

d’autres hommes sont là, aux racines lasses …

Est-ce à moi de chanter encore? Toujours moi?

Ne sont-ils donc nés que pour prendre?

Ne suis-je né que pour donner?

Allons! La neige tombe! Je tâte mes viscères:

Ici le rein, ici le cœur, ici le foie.

Ecoutez donc le chant amer de l’étranger!

 Benjamin Fondane, Titanic, Collection privée.

Cette conception du poète-prophète représente un double danger. Premièrement, elle implique un lien intrinsèque entre poésie et révélation du sacré : tout être inspiré par la Muse serait prophète. Deuxièmement, elle conduit généralement à une déification de la poésie elle-même. Le mot, le verbe devient Dieu. Dans le judaïsme, il y a pourtant énormément de poésie. Il n’y a qu’à lire les psaumes de David pour en être convaincu, les prophéties d’Ezéchiel ou Le cantique des cantiques… seulement c’est le prophète qui se fait poète pour transmettre la Parole, et non le poète qui se fait prophète. La différence, cette fois-ci, est aussi l’origine, comme pour les magiciens : ce n’est pas l’homme qui se fait poète ou prophète mais Dieu qui choisit son réceptacle ; mais surtout la différence entre le poète, l’écrivain, l’artiste et le prophète réside dans le but. C’est encore Victor Hugo dans Les Génies qui nous donne la réponse : « le but, c’est le peuple, le but c’est l’homme ». Or, dans la prophétie biblique, le but c’est Dieu. Révéler et servir Dieu. Le but c’est l’action que va provoquer la Parole et non le dire de la Parole. Le but c’est l’histoire et la rédemption finale vers laquelle conduit la Parole et non la révélation elle-même. Il est vrai que l’Histoire tout comme la Rédemption passent par l’Homme, et même, ne peuvent être menées à bien sans son concours car il fait partie intégrante du projet. Mais ce projet qui englobe «l’édification d’un royaume de prêtres, la formation d’une nation sainte» Exode, 19, 3-6., , et donc, par le fait, l’amélioration de l’humanité et ses progrès selon la voie droite, Orah Méh’ar, ou, en d’autres termes, les voies de la direction divine (Voir R.H.Luzzato, Daat Tevounot : les voies de la direction divine), , n’est pas la fin mais le moyen. La fin, pour parler la langue de la kabbale, c’est l’agrandissement de la divinité par l’homme et la révélation de Son Unité, Guilouy Yihoudo. Le but c’est le créateur et non la création !

michel-ange-le-prophete-zacharie Prophète Ezechiel, Michel-ange

Poètes et prophètes ont en commun la force de leurs émotions et le dynamisme créatif qu’elles entraînent. Chez le poète, la Parole vient de l’homme. Il appelle cela imagination ou inspiration mais il n’a pas la Parole divine en direct. Sa poésie le sert, l’exprime et le représente. C’est une création humaine. Chez le prophète, Dieu s’adresse directement à l’homme et le charge de dire à l’homme que le but de l’homme c’est Dieu, l’unité et que pour servir Dieu, il doit se faire lui-même à l’image de Dieu, tel qu’il a été créé. L’homme doit se libérer du dualisme dans lequel l’entraîne sa condition première d’être matériel et rendre existante au quotidien l’ère messianique qui conduit à l’Unité Ultime. C’est-à-dire utiliser son potentiel créateur qui peut le sanctifier et sanctifier le monde autour de lui, rendre Dieu à Dieu, et ce, par l’impératif de la Torah, la Loi de l’Alliance, ré-équilibrer de manière viable le matériel et le spirituel, l’immanent et le transcendant. La Torah n’est pas une loi éthique qui enseigne à l’homme ce qui est bien, elle est ce qui fait participer l’homme à l’intention de Dieu : «La Torah n’est pas la conduite d’une existence mais celle de l’existence alliée à Dieu. L’homme rencontre Dieu, c’est l’alliance (convergence d’intentions), l’homme s’efforce d’être à l’image de Dieu, c’est la sainteté (convergence de la signification des actes).». Neher, Prophètes et prophéties, p.146.

houpa Sous la Houpa

 

La Parole va s’exprimer sous forme de poésie ou de chant, car elle est Une. Il faut entendre par là qu’il n’y a pas de séparation entre l’esthétique et le sacré. La Parole de Dieu s’exprime sous toutes les formes. Par le bruit, le feu, l’eau, les plaies, les nuées et la bouche du prophète. Mais, toujours, la prophétie vient de Dieu et, de plus, elle est totale. C’est-à-dire que ce n’est pas une révélation seulement esthétique, ou scientifique, ou morale ou sentimentale comme il peut arriver à chacun d’entre nous, c’est une saisie totale de l’être par le créateur, l’âme est saisie et l’être est altéré par cette rencontre. C’est cela l’élection, la révélation de Dieu en l’homme et de Dieu à l’homme.

elijah La chaise de Eliahou Hanavi

L’intellectuel-prophète ne le serait que grâce à son intellect, l’artiste-prophète à sa sensibilité et le génie grâce à son cerveau ; or, répétons-le, même s’il est Moïse ou Abraham, le prophète ne l’est que grâce à Dieu. Et le prophète, quand il est prophète, quand il prophétise, est complètement saint. D’ailleurs Claude Vigée, dans l’entretien donné à Alain Veinstein en 2003 sur France Culture, rectifie ses propos à ce sujet, car à la question : «on peut dire que le rôle du poète ne se distingue pas beaucoup du prophète de l’Israël antique», il répond : «Oui, toutes proportions gardées. C’est-à-dire que le prophète biblique tenait dans ses mains le destin de tout un peuple et des autres peuples. C’est une ambition que nous ne pourrions pas avoir. Cela dépasse nos forces. ».

La prophétie proprement dite, Dieu qui parle aux hommes, directement, s’est arrêtée après la destruction du premier temple et légèrement avant la reconstruction du second. L’histoire s’arrêterait-elle ici ? Dieu a parlé et puis s’est tu, aux hommes de comprendre et de faire ce qu’ils peuvent. Neher n’aurait alors pas consacré un livre à la signification du soi-disant silence de Dieu pendant la Shoa, L’exil de la parole, et notre blog ne s’intitulerait pas pour rien Le quotidien du prophète… La suite, Manitou nous l’explique dans les cours inédits enregistrés sur le disque qui accompagne le livre de Kojinsky, Un hébreu d’origine juive :

Il y a deux courants, la Kabbale d’une part, et c’est « la transmission de l’expérience de la prophétie » et de la connaissance issue de cette expérience, et, d’autre part, les pashtanim qui transmettent, eux, la « emouna du pchat du verset du prophète », autrement dit la foi du sens propre du texte laissé par le prophète. Ce que la Kabbale enseigne, c’est que la prophétie a été dévoilée au monde, la Parole a retenti et son effet est création et re-création continue. Cela veut dire que la chose divine est infinie ; cela signifie que puisque la Parole de Dieu est entrée dans le monde alors elle ne peut s’arrêter de part cette essence infinie ; cela sous-tend également que la Parole est la substance du monde, de la création, et que si elle cessait, le monde n’existerait plus. C’est ce que signifie cet extrait-clef du Kuzari « Il les sustente (les choses) à tout instant par une force divine comme nous le proclamons (dans la prière du matin) : il renouvelle chaque jour, perpétuellement, sa bonté : l’oeuvre de la Création. ». (Juda Hallévi, Le Kuzari, Apologie de la religion méprisée, p. 185.) ou ce qui se cache sous cette phrase tirée de la prière quotidienne juive : «Sa Gloire emplit toute la terre», ou encore ce que recèle cette fameuse maxime des Pirke Avot (I, 2):) : «Le monde repose sur trois choses : sur la Torah, sur le Service divin et sur les actes de bienfaisance». La Torah c’est la Parole de Dieu, le Service divin, c’est la relation de l’homme à Dieu et les actes de bienfaisance, la relation de l’homme à l’homme, et ces trois dimensions sont l’essence de la Loi. Autrement dit, du moment que la prophétie a été dévoilée au monde, alors nous sommes tous plus ou moins capables de l’expérience de la prophétie, d’entendre et de répondre à la Parole ; en partant évidemment du postulat que la prophétie c’est l’expression de la volonté de Dieu et que la volonté de Dieu c’est le bien, Dieu n’étant « que bien » au sens divin du terme.. La prophétie véritable est donc nécessairement morale. Ce qui n’est pas toujours le cas de la poésie ou de l’Art en général, de l’Esthétique ou du Beau qui peuvent être complètement détachés du Bien d’après la manière hellénistique de voir les choses.

 lumierekabala

Dans son commentaire sur la paracha (autrement dit la lecture hebdomadaire d’un passage de la bible) Lekh-lekha, Rachi rapporte le midrach sur Abraham qui découvrit Dieu en observant le soleil, la lune et les étoiles. Découvrir Dieu et le reconnaître fait d’Abraham un homme libre face au Dieu Un, mais cela n’en fait pas encore un prophète. Si, à ce moment-là, Abraham au lieu de détruire les idoles de la maison de son père et de partir comme Dieu le lui avait ordonné, seul face à tous, si, à ce moment-là Abraham s’était assis pour écrire des poésies sur ce qu’il avait ressenti quand Dieu lui avait dit « part !», Abraham ne serait ni prophète ni père du peuple juif. Si cette révélation subite de la présence divine lui avait fait comprendre la marche du système solaire et qu’aussitôt il avait construit une école pour enseigner la lune et les étoiles aux enfants, peut-être que l’humanité aurait tout de même atteint la lune mais Abraham n’aurait été ni prophète ni père d’une grande nation. Il aurait été maître, génie, poète… s’il avait monté une armée sainte et monté le peuple contre idolâtrie, il aurait été un révolutionnaire, mais c’est tout. De la même manière que Moïse, s’il n’avait été qu’un libérateur d’esclave, n’aurait été qu’un Spartacus de plus, génial, inspiré peut-être, mais pas prophète. Le prophète est l’instrument de Dieu. Complètement. Son ego s’efface devant la volonté divine et il ouvre la bouche pour que Dieu parle. C’est l’obéissance totale à Dieu qui caractérise le prophète. Et si celui qui doit recevoir la prophétie et agir en conséquence ne veut pas ou ne comprend pas alors Dieu lui envoie des épreuves jusqu’à ce qu’il change ou qu’il comprenne. Ainsi de Job, de Jonas ou même d’Abraham à qui il fallut tout de même dix épreuves avant de comprendre que sa mission première était d’être le père de son fils !

Pour conclure, je pense que tout est une question de niveaux, d’opacité plus ou moins grande… et de chaussures!

Quel rapport avec les chaussures? C’est la clef pour comprendre la limite ténue et floue entre poésie et prophétie.

Chaque homme détient en lui une parcelle du divin, âme étincelante, rayonnante au fond de lui… ce qui signifie que chacun d’entre nous a, quelque part en lui, le pouvoir de se relier à son Créateur, par ce « vecteur » commun… les mots, la musique, les commandements de D.ieu, l’étude de la Torah, la terre d’Israël… sont autant de ponts, de médias entre l’homme et l’au-delà de lui-même. Pourtant lorsque Myriam et Aaron viennent dirent à Moïse « Dieu aussi nous a parlé » (section metsora) ou que Korah et ses acolytes revendiquent dans la paracha du même nom « nous sommes tous saints » sous-entendu: « nous avons tous une relation directe à D.ieu, pourquoi serais-tu au dessus de nous? chacun d’entre nous peut prendre ta place! », les « justiciers » sont sévèrement punis et remis à leur place par D.ieu lui-même. Autre fait intéressant, et nous arrivons aux chaussures, devant le buisson ardent, D.ieu demande à Moïse d’enlever ses chaussure, au pied du Mont Sinaï, pour recevoir la Torah, D.ieu demande à tous le peuple d’enlever ses chaussures, et, enfin, le Cohen Gadol, le Grand Prêtre du Temple, pour entrer dans le Saint des Saints, le kodech a kodachim, devait enlever ses chaussures… ici est la limite, le passage, la frontière entre poésie ou même prophétie du peuple et Révélation divine: « ad kan », jusque là et pas plus loin, à ce moment où l’homme enlève « la semelle de son âme » (Zohar) et se colle au créateur qui dévoile sa présence aveuglante. là les mots s’arrêtent, le chant se tait et la lumière blanche emplit tout.

vangogh-chaussures-1885 Les chaussures de Van Gogh, 1885 (merci Catherine)

Hanna Serero

et, pour le plaisir, trois petits poèmes où les pas des « passeurs » retentissent:

Iles

Iles
Iles
lles où l’on ne prendra jamais terre
Iles où l’on ne descendra jamais
Iles couvertes de végétations
Iles tapies comme des jaguars
Iles muettes
Iles immobiles
Iles inoubliables et sans nom
Je lance mes chaussures par-dessus bord car je voudrais
bien aller jusqu’à vous

Blaise Cendrars, Feuilles de route, 1924

Ma Bohême. (Fantaisie)

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal :
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
− Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
− Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !

Arthur Rimbaud, 1870

Élégie

Je me suis déchaussé pour entrer dans la maison
du passé, j’ai ouvert le piano aux dents jaunes
j’ai essayé ma voix comme un couteau cassé

ce n’est rien. Je vous dis que ce n’est rien. À peine
un souffle qui pourrait éteindre une bougie
un cœur usé qui craint les escaliers raidis
une main qui tâtonne pour trouver une clé
qui n’ouvre rien qui ne soit déjà ouvert depuis
longtemps, une molle jambe qui fait sur le tapis
des traces.

*
N’est-il rien qui pût nous apaiser ?
un peu de neige aux lèvres des étoiles,
un peu de mort donnée en un baiser ?

Moi-même dans tout ça – Qui donc – moi-même ?
Fondane (Benjamin) Navigateur –
Il traverse à pied, pays, poèmes,

le tourbillon énorme d’hommes morts
penchés sur leur journal. La fin du monde
le retrouva, assis, dans le vieux port* –
jouant aux sorts.

Regarde-toi, Fondane Benjamin –
dans une glace. Les paupières lourdes.
Un homme parmi d’autres. Mort de faim.

Benjamin Fondane, 1943

Aspaklaria Meira! Au travers du prisme d’André Neher z’l’…

kalachagallla Kala, Chagall

« Que dois-je faire pour être juif? Que dois-je faire? Que dois-je faire?

Alors, il y eu un grand silence. Puis un murmure qui descendait de très loin.

– Fais qu’il vienne!

Et il y eu une grande lumière et, sur cette lumière, une grande croix. Et sur la croix, Jésus, saignant, agonisant. Et il disait:

-Le Messie de la Paix, le Messie de la Justice, celui que je voulais être, celui que je n’ai pas été, le Messie, le Messie, fais qu’il vienne! » (Edmond Fleg)

« Enfant, le maître d’école nous a raconté que le Messie attend aux portes de Rome. Je cours à la maison et je demande avec impatience à grand-père: Mais qu’attend-il donc? et grand-père me répond: il t’attend, toi! » (Martin Buber)

cover_ChagallJacob combat l’Ange, Chagall

La réception de la parole divine par le prophète est nommée dans la kabbale sous le terme d’Aspaklaria. Ce terme signifie que le prophète n’est pas un miroir fidèle ou encore un verre lisse qui renvoie la parole dans le même état qu’il l’a reçue : Aspaklaria, cela veut dire que le prophète est un prisme de la Parole. Par le prophète le trait éblouissant de la lumière divine est décomposé en autant de couleurs, nuances, lois et commentaires qui forment l’existence juive. Aspaklaria, ce mot est également parfait pour décrire la pensée d’André Neher. Sa pensée est si riche qu’elle parvient à se poser sur presque sur chaque aspect du judaïsme. Jusqu’à présent tel auteur avait parlé du prophétisme chez Neher, tel autre de ses écrits sur la Shoah et tel autre de son opinion sur les Juifs de Diaspora. Nous avons tenté de saisir Neher et sa pensée dans son ensemble et ce à partir de son prisme originel : le prophétisme. C’est André Gide, qui disait que dans les tous premiers écrits d’un auteur est déjà enclose toute son œuvre future, et que, toute sa vie, l’homme ne fait qu’approfondir et agrandir son œuvre première…

chagall-marc-1887-1985-rus-fra-la-lutte-de-jacob-avec-l-ange-1932818la lutte avec l’ange, Chagall

Qu’a fait Neher à partir de l’œuvre des prophètes ?
Avant toute chose la lecture et l’analyse des prophéties sont pour Neher un retour aux sources, un retour à l’origine, un retour à soi-même qu’il commence par son livre sur le prophète Amos venu remplacer sa thèse de doctorat brutalement interrompue sur Heinrich Heine : Neher en tant que Juif a été renvoyé de l’enseignement ; alors Neher en tant que Juif déchire sa thèse, enterre le professeur d’allemand et se tourne résolument et entièrement vers ce qu’il appelle la chose juive. Ces brimades racistes sont un déguisement au travers duquel Dieu l’appelle. C’est une lutte, un combat qui n’a pas de fin qu’il entreprend alors.
« Je dis bien lutte et non lecture, car j’ai arraché à la Bible un sens qu’elle ne livre que lorsque soi-même on est en train de combattre pour ne pas la perdre. Je dis bien face à face, car autant j’ai sollicité la Bible, autant et plus je me suis senti sollicité, visé, empoigné par elle. Je dis bien Bible, c’est-à-dire Parole du Dieu Vivant, et non pas traité de théologie, leçon ou doctrine. » (Neher, Jérusalem, vécu juif et message, p. 64.)

20 CHAGALL 1960 66 LUTTE DE JACOB AVEC L ANGE le combat avec l’ange, Chagall

Il lutte avec les textes de la Torah pour leur arracher un sens actuel, pour donner un sens à la Shoah qu’il traverse et qui le traverse et pour rajouter du sens à ce qui en a déjà. Il lutte avec l’université française pour introduire l’hébreu et la pensée juive comme discipline. Il lutte avec chaque prophète pour comprendre l’existence juive. Les prophéties sont des messages auxquels Neher rattache la vie, l’existence des prophètes. En faisant revivre les prophètes dans ses livres comme s’il les avait personnellement connus, Neher montre ainsi que la Parole divine n’est pas une parole vide. Ce sont des mots qui remplissent la vie, qui font la vie, qui sont eux-mêmes vie, et quelles vies ! « Il n’y a pas de pensée juive si cette pensée n’est pas vécue, portée par une histoire, tendue vers une existence. »( Neher, L’Identité juive, p. 60.)

Chagall lutte jacob l'ange 2 le corps à corps avec l’ange, Chagall

Si Neher lutte avec la Parole, le silence et les mots, il lutte aussi avec l’espace et le temps : le retour à soi-même doit être entier ou bien il n’est pas. « Qu’attends-tu pour mettre en action tes paroles ? » (André Neher interviewé par Francine Kaufman), c’est ce qui va le transporter de Strasbourg à Jérusalem, second appel divin auquel il décide de répondre physiquement : la guerre des six jours. Lorsqu’il pose sa main en ce jour de Chavouot sur le Kotel, il sait qu’une étape de plus vient d’être franchie et cette étape est une étape messianique. Neher se trouve toujours au sein des prophéties : le Juif revient à lui-même, il revient à sa Torah, il revient à sa terre. Le prophète se trouve au centre de l’étoile de Rosenzweig : Création–révélation-rédemption, Dieu-l’homme-le monde. Voila ce que les prophéties transmettent, le sens de l’existence juive. C’est une existence qui se situe au milieu, be emtsa, dans la tension entre les extrêmes, les contraires, toutes les données de ce monde et de l’autre et qui doit réaliser leur harmonie dans et pour cette vie. Tout homme peut choisir de devenir prophète s’il prend sur lui de répondre à l’appel divin, s’il décide d’être l’allié de Dieu, de servir son projet et de trouver l’équilibre, c’est-à-dire la voie entre le relatif et l’absolu. Encore faut-il que l’homme apprenne à creuser son oreille pour entendre cette trace de Dieu… « En lisant la Bible, tout s’est passé comme si je retrouvais en elle le reflet de ma vie dans un miroir. Et en scrutant les événements au reflet de ce miroir, l’absurde a pris un sens, l’indicible s’est exprimé en langage, le décousu existentiel s’est coordonné en Plan divin.» (Neher, Jérusalem, vécu juif et message, p. 65.)

avrahamanges Avraham et les trois anges, Chagall

Ainsi Neher tout au long de sa vie comme de son œuvre a creusé les prophéties, saisissant les mots au corps à corps, cherchant à comprendre comment passer de Jacob à Israël en une nuit et ce malgré la blessure récoltée au cours du combat et même si l’identité de l’adversaire n’est pas toujours définie. Car celui qui blesse l’homme à la « paume de la cuisse » (traduction de Chouraqui de l’hébreu כף הירך) dans la nuit noire peut bien être Dieu lui-même sous une de ses multiples facettes. Claude Vigee dans Dans le silence de l’aleph nous fait remarquer que le mot cuisse en hébreu signifie également côte, limite, ce qui peut alimenter notre réflexion sur ce point d’équilibre du Juif qui est autant centre, cœur, partie à partir de laquelle la femme a été créée, comme mentionné dans la Genèse, que limite. C’est-à-dire point névralgique de rencontre entre le dedans et l’extérieur, Israël et les nations, Jacob et l’ange : à moins que ce ne soit également le point de rencontre entre Dieu et Israël, l’endroit où l’absolu rencontre le relatif, dans un grand fracas, un choc : une blessure qui marque à tout jamais l’homme dans son âme comme dans sa chair et y laisse la trace divine.

moiseloichagall Moise et la Torah, Chagall

Si l’homme comprend que cette blessure peut être transformée en bénédiction et que c’est ainsi que Jacob devient Israël, alors on bascule du rien-n’est-sûr au tout-est-possible. Si chacun sait quel est son rôle et se tient prêt à le remplir, que ce soit aussi bien Dieu, que le peuple juif ou l’humanité alors c’est bien une ère messianique que tous trois édifient sur terre ; sinon c’est le chaos, il n’y a pas d’alternative. Soit la fin du monde, soit sa réparation, sa délivrance, sa rédemption. Soit Auschwitz, soit Jérusalem, et l’homme doit choisir l’une des deux options, il ne peut rester neutre car alors il dénie sa position d’homme. Sa position d’homme le rend responsable, c’est également ce qui garantit sa liberté, autrement dit son essence. Et Dieu attend patiemment l’engagement de l’homme…

batsheva David et Betsabée, Chagall

Neher nous montre et nous enseigne par son propre exemple que ce n’est qu’une question d’écoute et de volonté. Il nous l’enseigne aussi par ses choix d’études. Outre les prophètes, Neher nous parle de penseurs qui ont marqué l’histoire juive. Que ce soit le Maharal, Rosenzweig, Lazare, Schonberg ou Fondane, Neher a choisi des penseurs- prophètes qui lui ressemblent. J’entends par penseurs- prophètes des êtres entiers que l’appel de Dieu a touché au cours de leur vie et auquel ils ont, tous, dignement et constructivement, répondu. Des êtres pour qui leur pensée, leur œuvre et leur vie ne font qu’une. Des êtres qui tentent, à l’image de leur créateur, d’être Un. Des êtres qui non seulement donnent un sens à leur vie et du sens à la vie mais qui également, comme Neher, sont à des charnières de l’histoire juive. Ils sont même plus qu’à des charnières, ils sont eux-mêmes des charnières, c’est-à-dire des prophètes. Le Maharal, pour n’en prendre qu’un, effectue la synthèse des pensées qui l’ont précédé et les dépasse en les réconciliant. Sa pensée est constructive, elle avance avec ce qui existe déjà et rajoute et enrichit. Elle ne cherche pas à démolir ce qui a déjà été dit pour établir sa parole comme vérité ultime. Elle vient plutôt en recherche, avancée et tremplin. « Quelque chose de grand qui force le respect : une éthique de l’approche d’autrui; une distinction naturelle, une noblesse de la pensée inséparable de l’action. » (Neher-Malka, Le Dur bonheur d’être juif, p. 26.) Ce qui est aussi le cas de la pensée de Neher.

chirachirim Chir A Chirim, Chagall

C’est pourquoi la pensée de Neher a plus que jamais sa place parmi nous, elle est même sans doute une des solutions au mal de notre société : la maladie du vide. L’homme est atteint d’une crise de désengagement aiguë. Les sciences et les techniques gagnent sur l’homme qui subit le progrès, se faisant même doucement dépasser par lui. L’homme a étouffé sa conscience et l’éthique est un lointain souvenir dans un monde envahi par l’instinct de mort et la sacralisation du néant. Cela se reflète dans la littérature comme dans la philosophie, dans les faits divers comme au cinéma. Neher nous donne des outils pour combattre l’indifférence. Il nous apprend à réapprendre, à essayer de nous rappeler nous-même et à retrouver l’Autre et ce en partant de l’origine de la Parole divine chez l’homme : la prophétie. Il ne peut y avoir qu’une seule réponse au néant : la vie.

Hanna Serero

Mais qu’est ce qu’elle a de spécial, LA BENEDICTION DES COHANIM ?

cohanimmur
 » La synagogue est pleine de monde à craquer, il y règne effervescence et excitation. C’est Yom Kippour. Il y a de tout. Les juifs qu’on ne voit jamais, ceux qu’on voit trop, ceux qu’on ne voit pas… et moi, petite fille de 8ans. J’attends le même moment, chaque année. Le moment ou va retentir dans l’air saturé de tension et de parfums divers, la bénédiction des cohanim… c’est le moment ou j’ai encore le droit de me faufiler parmi tous les hommes jusqu’à mon grand-père qui sent l’après-rasage. Digne, droit, toujours tiré a quatre épingles, celui qui a vécu dans les dunes de sable du Sahara, qui a vendu du bois en Algérie, qui a chanté dans les cafés, qui a transpiré pour construire les routes d’Israël, qui a senti les regards moqueurs des français, qui a œuvré toute sa vie en vendant des légumes, ouvre les bras et nous réunit tous sous son grand talith blanc… Je suis si petite entre mon frère qui me pousse et mes oncles qui, à cette heure la, sont comme moi, des petits enfants, et mon père avec la main de mon grand père sur sa tête. Je ne comprends pas tout, je ne sais même pas ce que veulent dire les mots qui retentissent maintenant dans la synagogue mais je ressens ce moment spécial de toute mon âme… je ressens le silence qui nous enveloppe tous et l’amour de mon père, de mon grand-père et de mon frère qui se mêle a celui de tous les autres gens autour de nous… et je me sens monter et descendre en même temps que la voix des cohanims, et la, j’ose. Parce que j’ai 8ans, parce que je suis curieuse, parce que je veux savoir et comprendre ce qui se passe, malgré l’interdiction formelle du « attention, il ne faut pas regarder, ne regarde pas ! », je jette un coup d’œil sous le talith pour tenter d’apercevoir les cohanims en train de bénir… ils ferment tous les yeux, concentrés, je ne vois qu’une mer de taliths blancs, j’aperçois les pieds nus des cohanims et leurs mains levées en forme de triangle, comme dans une scène d’Harry Potter… je sens que le temps s’est arrêté et même si je ne vois finalement pas grand-chose, j’ai l’impression de, presque, toucher un secret, dévoiler un pan de ce que personne n’a voulu m’expliquer… d’être sous l’œil de D.ieu lui-même. Et puis j’ai grandie. Je suis devenue une femme, une mère, une épouse avec un travail et des journées bien remplies mais… cette impression lumineuse est restée ancrée au fond de moi, rassemblant toute mon énergie, toute ma volonté, tout mon élan… et, quelquefois, je touche a nouveau cet instant d’amour et d’éternité… qd je tiens pour la première fois mon fils dans les bras, qd je me tiens sous la houpa devant mon mari, qd je suis au Kotel avec tout le peuple pour Yom Yeruchalayim, qd j’entend une mélodie oubliée… et dans le tourbillon du temps qui passe, je cherche, toujours, a percer ce mystère… »

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Une des particularités du peuple juif est la bénédiction, la braha.

Bénir signifie accroitre, multiplier, augmenter, rajouter… comme la lettre Beth par laquelle commence la Braha… et Berechit… la creation du monde. Dans le debut est déjà enclose la fin et le but du monde : Beth = 2

« Le Midrach raconte qu’au moment où Hakadoch Baroukh Hou s’apprêtait à créer le monde, les 24 lettres de l’alphabet se présentèrent devant le Trône Céleste. La lettre Tav, la dernière et la plus importante, d’une valeur numérique de 400, présenta son argumentation pour que le monde fût créé par elle. Cependant, le Saint béni soit-Il avait des raisons précises de ne pas accéder aux demandes.

Le Chine prit la suite, suivi du Rèch sans plus de succès… Toutes les lettres défilèrent ainsi, les unes après les autres, devant le Créateur jusqu’au moment où l’avant dernière lettre, le Bèth « ב », Lui déclarât : « Maître du monde, c’est par moi que tes enfants Te louerons chaque jour lorsqu’il diront : « Baroukh Hachem lé’olam, amen véamen ; béni soit l’Éternel à jamais amen et amen ! » Alors D’ieu répondit : « Baroukh aba béchem Hachem, Béni soit celui qui vient au Nom de D’ieu. » D’ieu prit le Beth et créa le monde : « Berechit bara Élokim èth hachamayim… ». Un autre Midrach nous apprend que le Tout Puissant choisit le Bèth de Guematria (valeur numérique) 2 parce que la Création est double et qu’elle comprend deux mondes : ce monde-ci et le monde futur.

Le Sfath Émeth interprète ces Midrachims par la chose suivante : Baroukh, la bénédicion est un point d’interférence entre D’ieu et l’homme. Nous avons la possédons la capacité de Le bénir et Lui nous béni à son tour. Si nous Le bénissons c’est que nous en ressentons le besoin. Notre monde ne suffie pas à assouvir les besoins de notre Néchama. Et pour cause! L’homme à été créé à l’image de D’ieu -le sens du divin et du monde futur- doit forcément s’intégrer au système dans lequel il évolue .On comprend donc pourquoi le monde n’a pas été créé avec le Alef qui est la première lettre du mot arour -maudit- le contraire de la bénédiction et de Guematria 1. Si l’homme s’invente un circuit fermé, sans se référer à D’ieu, sa découverte sera artificielle, sa philosophie ira dans une impasse et le vide qu’il aura lui montrera qu’il est sur la voix de la malédiction -Arour-. »

La bénédiction est associée à tous les aspects de la vie juive et concerne tous les hommes depuis Adam Harishon « prou ou rbou », « croissez et multipliez » (Berechit, 1 ,28). L’ordre vient directement de D.ieu qui fait de l’homme son associe dans l’œuvre de la création et lui enjoint de bénir, à son image.

Elle concerne l’homme dans sa relation à D.ieu, à lui-même et à son prochain. En effet, à travers la bénédiction, l’homme a le pouvoir de se sanctifier, de sanctifier le nom de D.ieu et d’étendre la sanctification du Nom aux autres hommes.

La bénédiction la plus significative de cette triple action est celle d’Aaron, plus connue sous le nom de « bénédiction des cohanim ». Depuis la destruction du Temple et la fin de la prophétie, que nous reste t-il pour se relier à D.ieu ? La bénédiction, la prière et la terre d’Israël… la bénédiction d’Aaron serait donc un peu de ce qui nous reste de la trace de la présence dévoilée de D.ieu parmi nous.

Cette bénédiction directe, spéciale, est un moment de Kedoucha, « sainteté », intense.

cohengadolLes cohanim enlèvent leurs chaussures, les Levy leur lavent les mains, l’assistance se cachent sous la mer de talith, les cohanim lèvent les mains en un signe particulier, paumes en bas et doigts en triangle, qui représentent l’écoulement de la bénédiction divine au travers des cohanim et leur voix retentie, modulée, lancinante, répondant au shaliah tsibour (l’officiant) :

Soit loué, Eternel, notre Dieu, Roi de l’univers, qui nous a sanctifiés par la sainteté d’Aaron et qui nous a ordonnés de bénir Ton peuple Israël avec amour.
Yévarékhékha Hachém vé yichmérékha
« Qu’Il te bénisse Hachém et qu’Il te garde »

Yaér Hachém panav élékha vi’hounéka
« Qu’il rayonne de lumière Hachém de son visage vers toi et te soit bienveillant »

Yissa Hachém panav élékha véyassém lékha chalom
« Qu’il tourne Hachém Son visage vers toi et qu’il pose sur toi la paix »
Vésamou éte-chémi âl-béné Yisrael vaaéni avarékhem
Ils poseront Mon nom sur les enfants d’Israël et moi Je les bénirai

(paracha Nasso, Bamidbar 6, 23-26)

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On évite de regarder les cohanim à ce moment là pour ne pas penser que la bénédiction vient de ces hommes. (il y a trois choses qu’il ne faut pas regarder: les cohanim quand ils benissent, l’arc-en-ciel et le Nassi… car c’est le moment ou D.ieu regarde « entre les interstices »…) A ce moment-la, ils sont le conduit de la bénédiction, de l’abondance de l’amour divin pour Israël : le Keli (Keli : l’instrument, qui réunit toutes les composantes du peuple juif, Kohen, Levy et Israel).

Yévarékhékha Hachém vé yichmérékha
« Qu’Il te bénisse Hachém et qu’Il te garde »

Yévarékhékha La bénédiction de D.ieu est synonyme d’abondance et de satisfaction, comme Avraham qui est bénit  par Dieu «hachem bireh avraham bacol » (berechit, haye sarah, 24), en tout, de tout et pour tout c’est-à-dire qu’il est plein, emplit, autant matériellement que spirituellement, il ne lui manque rien (contrairement à la richesse uniquement matérielle qui n’est jamais suffisante).

vé yichmérékha La protection de D.ieu est totale et rassurante, comme Yaakov, instigateur de la prière d’Arvit (du soir), qui, malgré le fait qu’il est seul, que la nuit est tombée et qu’il est poursuivi par son frère Essav qui veut le tuer, s’endort sur les pierres du chemin, il s’endort enfin pour la première fois, raconte le midrach, car il n’est plus en train d’étudier dans les tentes de Shem et Ever mais il est en train de vivre et d’expérimenter la présence de Dieu et la protection divine active dans ce monde-ci. D.ieu lui dit d’ailleurs dans son rêve qu’Il est avec lui et qu’il le protègera partout ou il ira: « ve ine anohi imeha ouchmartiha becol acher teleh » (berechit, vayetse, 28)

mains

La bénédiction de D.ieu est totale et infinie, elle transcende le temps, car elle dépasse l’individu pour s’étendre à tous ses descendants et établir un lien avec ses ancêtres. Et cette insertion dans la bénédiction divine place l’homme dans la continuité et en fait l’instrument actif de sa bénédiction pour tous les autres hommes.

Ainsi D.ieu qui bénit Ytsraak en lui enjoignant de s’installer en Israël : « Arrête-toi dans ce pays-ci, je serais avec toi et je te bénirai, car à toi et à ta postérité, je donnerai toutes ses provinces, accomplissant ainsi le serment que j’ai fait à ton père Avraham. Je multiplierai ta progéniture comme les astres du ciel ; je lui donnerai toutes ces provinces, et en ta descendance seront bénis tous les peuples du monde. » (berechit, toledot, 26)

Yaér Hachém panav élékha vi’hounéka
« Qu’il fasse rayonner Hachém sa face sur toi et qu’il t’accorde sa grâce »

Le relais qui établit le lien entre l’individu et lui-même, entre l’individu et l’ensemble de son peuple puis de ce peuple élu à tous les autres peuples de la terre est la kedoucha, la sainteté : la présence du divin en l’homme.

(Sartre et Beni Levy arrivent à la même conclusion : « il ne peut y avoir de collectivité sans transcendance » !)

Yaér Hachém panav élékha Comment comprendre cette phrase ? Il t’illuminera de la lumière de son visage ? Moche lui-même se couvre le visage pour ne pas voir celui de D.ieu : « vayasater moche panav ki yare mehabit el aelokim » (chemot, 2, 3). Ce n’est pas le visage de d.ieu qui est perceptible mais sa lumière « sur toi ». On lui demande de nous accorder ici la capacité de le percevoir, de se faire miroir, instrument, afin de pouvoir faire « rayonner » sa lumière et c’est seulement à cette condition que vi’hounéka il accordera sa grâce, c’est-à-dire que la prière sera possible et effective (vihouneka vient de Hen, la grâce, comme dans le prénom Hanna, celle qui instaura la première prière). A noter que tout vient de Lui, qu’on ne peut que répondre à son Appel. C’est seulement s’il décide de faire rayonner son visage sur toi que tu pourras bénir et être béni… d’où l’humilité nécessaire à la bénédiction qui vient de D.ieu et non de l’homme. C’est dieu qui nous met les mots dans la bouche, pour ainsi dire, et ce n’est seulement que si on les prononce comme il faut qu’ils seront agréés.

bircatCohanim
Hachem est le sujet des trois phrases de la braha, l’homme est le complément. Une position qui n’est pas des moindres. Il y a un processus :

–  il te bénira et te gardera : tu pourras alors être un homme entier, libre, auquel rien ne manque.

– Il t’illuminera : tu seras alors capable d’être l’instrument de sa sainteté, tu reconnaitras le divin en toi « a Makom » et tu pourras alors prononcer la bénédiction. « ve assou li mikdach ve chahanti betoham », ils me feront un sanctuaire et je résiderai au milieu d’eux. Le temple matériel n’est plus mais chaque juif doit se faire sanctuaire pour retrouver cette présence en son sein.  

– vehouneka, tu sauras mettre ses mots dans ta bouche, parler son langage, c’est la grâce qu’il t’accorde.

Alors :

Yissa Hachém panav élékha véyassém lékha chalom
« Qu’il tourne Hachém Son visage vers toi et qu’il pose sur toi la paix »

Yissa Hachém panav ce n’est que seulement qu’Il tournera son visage vers toi, dans ta direction. Qu’il sera avec toi dans tout ce que tu entreprendras car tu seras avec lui, dans la même direction, la direction de son visage : à l’image des deux chérubins, dans le kodesh a kodashim (saint des saints), qui encadraient l’arche de l’alliance :

« Les deux chérubins, ajoute encore le Zohar, étaient l’un de sexe masculin, l’autre de sexe féminin. Et lorsque l’harmonie régnait entre Israël et son Dieu, leur visage se tournait l’un vers l’autre et leurs ailes se touchaient. Mais lorsque la désunion apparaissait, les chérubins se détournaient l’un de l’autre. La division en principe masculin et féminin fournit le schéma de la création tout entière. S’ils s’unissent harmonieusement, selon leur destinée naturelle, si l’amour règne entre le Créateur et la créature, cette union constitue la force fructifiante et la source de bénédiction de toutes les activités humaines. Les chérubins étaient en quelque sorte les instruments de mesure extrêmement sensibles de l’union harmonieuse qui s’établit entre Dieu et les hommes, entre le ciel et la terre, entre ces deux facteurs, dont le premier représente le principe masculin, fécondant et productif, source de l’énergie, et le second le principe féminin, passif et réceptif, agent de la forme. Pour peu que cette intimité se trouvât en voie de réalisation, les chérubins se tournaient l’un vers l’autre en un geste d’amour et leurs ailes battaient comme pour chanter la gloire de Dieu. Sinon, leur visage détourné annonçait au monde que l’Eternel se détourne de lui. » (Jacques Kohn z’l’)

véyassém lékha chalom c’est la condition intrinsèque à la paix, le chalom, qu’on traduirait plutôt par harmonie et complétude. Du mot chalem : entier, complet, équilibré.

Et tout cela est repris, résumé et clairement explicité dans la dernière phrase :

Vésamou éte-chémi âl-béné Yisrael vaaéni avarékhem
Ils poseront Mon nom sur les enfants d’Israël et moi Je les bénirai

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On passe de D.ieu qui parle par la bouche des cohanim, à la troisième personne, comme un D.ieu immanent, infiniment loin, à la première personne « chemi » Mon Nom, proclamé par les enfants d’Israel, le D.ieu transcendant, proche et connu, et Israël qui réunifie les deux attributs en proclamant comme dans le Chema Israel, l’unité de D.ieu. Autrement dit : s’ils respectent l’alliance qui consiste à « mettre mon Nom sur eux », alors vaaéni avarékhem je les bénirai. Il y a un second changement de personne, ce n’est plus le peuple proche de son D.ieu auquel il s’adresse à la deuxième personne du singulier (eleha, leha… etc) mais ce peuple, loin, qu’il appelle et duquel il dépend de répondre ou non. (Bne Israel, avarehem). Comme si, finalement, c’est dieu qui demande à son peuple de se rapprocher, de se laisser benir afin de lui permettre de nous donner son amour… Un appel qui retentit sans cesse au travers de la bouche des cohanim dans un mouvement de réciprocité : je bénirai ce qui te benisse et maudirai ceux qui te maudisse, toi inclus !

 Hanna Serero

Hanouka ou Comment « inaugurer » la lumière dans ce monde ?

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« Car au commencement fut la lumière (premier jour). Lumière plénière qui s’est brisée dans la suite de l’acte créateur pour faire place, en alternance, aux ténèbres. Mais la lumière primitive a été semée dans le cosmos en mille étincelles. Elles seraient perdues sans le Juste et le baal-techouva. « Or Zaroua la-Tsaadiq, la lumière a été semée pour le juste.» Elle a été semée aussi pour celui qui revient vers elle, le baal-techouva, qui la prend à pleines mains, s’en imprègne l’âme et le corps, et refait avec elle le chemin qui conduit du lieu où elle s’était perdue vers le lieu où elle retrouve son identité initiale et plénière. » André Neher, Ils ont refait leur âme, p103, ed. Stock 1979

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 Lamed-vav, les 36 justes qui portent le monde

Le Juif aurait pour mission de dévoiler Dieu au monde, de répandre et augmenter sa lumière… mais comment concrètement est-il censé faire pour dévoiler le divin ? Quelle est donc la formule magique qui fait soudain apparaître Dieu dans la vie de tous les jours, qui décille les yeux de chacun et qui dévoile cet incroyable Dieu toujours caché partout et que personne ne voit jamais ? Quel est ce fameux médicament contre la cécité généralisée et la surdité ambiante à tout ce qui est Grand, Beau, Divin, Merveilleux et Mystérieux… Quel est, en somme, le secret de l’existence juive et, par extension la clef pour résoudre l’histoire de l’humanité ?

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 Lev, le coeur

Ce secret qui n’en est pas un réside en un tout petit mot hébreu qu’on traduit communément en français par commandement : le mot Mitsva. La Mitsva c’est l’acte dicté par Dieu qui concrétise l’alliance à chaque instant de la vie. La mitsva peut être une bonne action mais peu importe. L’essentiel est qu’elle soit l’expression de la volonté de Dieu. « De même que l’homme n’est pas seul en ce qu’il est, il n’est pas seul en ce qu’il fait. Une mitsva est un acte que Dieu et l’homme ont en commun. » (Heschel, Dieu en quête de l’Homme, p. 303.) Par la mitsva, l’homme et Dieu se bénissent mutuellement, se sanctifient l’un par l’autre par l’intermédiaire de la mitsva. Ce peut être la prière sur le fruit avant de le manger, ce peut être la circoncision, comme ce peut être l’acte du mariage ou bien la mitsva de faire des enfants. La mitsva est l’engagement à l’alliance, à la fois par l’action et le cœur. Il faut faire et il faut croire et c’est de cette manière que l’homme se sanctifie et sanctifie les choses autour de lui.  « Est digne que l’esprit saint repose sur lui, celui qui accepte ne serait-ce qu’une seule mitsva, avec la véritable foi. » (Mehilta, 14, 31) Ces mitsvot (mitsva au pluriel) à la fois rappellent que Dieu est Un et qu’Il est le créateur de toutes choses et en même temps activent, réveillent l’étincelle de divinité qui réside partout. (C’est le double sens par exemple de Chamor ve Zahor et Yom A Chabat…). Pour le Maharal, le Rav Kook et Neher à leur suite, l’action de l’homme par ses mitsvot est encore plus énorme : elle rajoute de la lumière dans le monde, elle agrandit Dieu. « Le Saint Unique a dit à l’homme : Ta lampe est dans Ma main, Ma lampe est dans ta main. Ta lampe est dans ma main, comme il est dit : La lampe du Seigneur est l’âme de l’homme. Ma lampe est dans ta main, pour allumer la lampe perpétuelle. Le Saint Unique a dit : Si tu éclaires Ma lampe, J’éclairerai la tienne» (Midrach Rabba, 31,4). Ce serait comme une sorte de réaction chimique entre la lumière divine qui réside en l’homme et la lumière divine qui se cache partout : quand elles se rencontrent, elles s’enflamment mutuellement et réchauffent l’atmosphère… ainsi Dieu aurait besoin de l’homme. « On demande au Juif de faire un bond dans l’action plutôt qu’un saut dans la pensée. On lui demande de dépasser ses actes, on lui demande de faire plus qu’il ne comprend pour pouvoir comprendre plus qu’il ne fait. Le fait d’accomplir la Parole de la Torah le met en présence d’une signification spirituelle. A travers l’extase des actes, il apprend à être certain de la présence de Dieu. La vie juste est la voie de la pensée juste (…) Répondre au mystère, participer à la Torah et à Israël, discipliner la vie quotidienne- tout cela nous rapproche de l’Eternel. » (»Heschel, Dieu en quête de l’Homme, p. 299.) Elle fait même plus que de rapprocher de Dieu : la mitsva place l’être humain en Sa présence, Sa présence dévoilée, comme il est dit : La chehina (présence divine) est la mitsva. (Tikkouné Zohar, VI, Zohar I, 21a.)

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 Ness, le miracle

La Mitsva n’est pas un secret, au contraire, c’est plutôt un effort constant et un exploit à renouveler à chaque instant pour tout Juif qui veut devenir Juif. De même que l’élection du peuple Juif n’est pas un tour de magie. Ce n’est pas parce que Dieu a dit « soyez saints » que le peuple juif est saint. On pourrait le croire et ce serait à moitié vrai. Prenons pour comprendre l’exemple de la lumière… « Dieu a dit que la lumière soit ! Et la lumière fut !» : on pourrait s’en tenir au pchat, c’est-à-dire au sens littéral du texte, Abracadabra ! (Abracadabra : amusante petite expression qui vient d’ailleurs de l’hébreu et se rapporte à la création divine : Hou Bara Ka Davar : Il a crée comme Chose, Évènement, Histoire, Jour…)   Dieu dit et la chose se fait sous l’action de la parole divine, ce qui est le cas; Il dit le peuple juif est saint et il l’est, il dit que la lumière apparaisse et soudain le monde s’éclaire, seulement… ce n’est pas aussi simple, aussi acquis que cela et pour comprendre il faut nous reporter au commentaire de Rachi sur la lumière du commencement : « là aussi il nous faut recourir à la aggada, Elokim vit que les méchants n’étaient pas dignes de profiter de la lumière, et il la mit en réserve à l’usage des Justes pour les temps à venir. » Le Rav Botschko explicite ainsi ce commentaire de Rachi : « Rachi, faisant appel à l’Aggada, explique qu’il ne s’agit pas ici d’une lumière physique mais d’une lumière spirituelle. L’homme doit se rendre digne d’une telle lumière et se rapprocher d’Hachem. C’est le but de la Création, que l’homme progresse et s’élève par son effort. Si la lumière spirituelle était offerte gratuitement, l’homme n’aurait aucune raison de chercher à s’améliorer. Dieu a donc séparé la lumière spirituelle du monde matériel; afin d’en jouir, l’homme doit s’élever à un niveau spirituel supérieur, marcher sur la voie de Dieu et se rapprocher de Lui tous les jours de sa vie. Les méchants n’auront pas droit à cette bonne lumière et erreront toute leur vie dans les ténèbres. » (R. Botschko, Béréchit, les secrets de la création, p. 48.)

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Chin

Oui la chose a été créée, oui elle est là mais elle n’est que la graine de ce qu’elle pourrait être. La lumière qui éclaire aujourd’hui le monde n’est que l’ombre de la lumière divine que les Juifs sont censés dévoiler et les Juifs d’aujourd’hui, eux-mêmes, ne sont que l’ombre de ce qu’ils peuvent être, de ce que Dieu sait qu’ils peuvent être. Et tout n’est qu’une question de temps. L’Alliance avec Dieu, sous toutes ses formes, est un pacte qui engage l’homme à se dépasser, à imiter Dieu; le projet divin insère l’homme dans une Histoire où il doit non seulement être mais aussi se transcender et transcender les choses autour de lui.

chema 

Chema, l’écoute

Ainsi la lumière divine est en potentiel dans chaque chose et attend d’être révélée, le Juif actif est en potentiel dans chaque Juif et attend d’être activé. Dieu lui-même est caché partout et appelle l’homme afin qu’il Le dévoile, qu’il Lui réponde, qu’il Le proclame car l’homme seul, à l’image de Dieu, est capable d’un dire qui fait, d’actes de langage. L’homme peut nommer, proclamer, déclarer, sceller par la parole, promettre, s’engager, raconter, enseigner, transmettre, découvrir. Lui seul d’entre toutes les choses et les êtres qui existent peut jusqu’à nommer Dieu, Lui parler, Lui répondre, L’appeler et Le réunifier. C’est le projet divin. Et c’est pourquoi Dieu s’est choisi un peuple. C’est également pourquoi j’emploie depuis un moment des termes qui peuvent paraître troublants: Dieu demande, Dieu a besoin, Dieu veut un associé… c’est ce qu’Abraham Heschel répète, ce que Neher a repris, ce que le Maharal a théorisé et ce sur quoi repose l’avant-dernier ouvrage de Benjamin Gross: Dieu en créant a séparé son unicité totalitaire, il a fait de la place à sa création et à ses créatures. Les créations divines sont issues d’une déchirure et depuis tout est paradoxe, l’existant est fait d’une chose et de son contraire et l’un appelle l’autre, tous souffrant d’un manque, d’un languissement, d’une nostalgie l’un pour l’autre… c’est ce que l’on nomme l’amour, et c’est  cet inachèvement, cette béance, ce monde imparfait de la séparation qui offre l’espace et l’opportunité à l’homme d’être un homme libre,de faire quelque chose, d’être l’intermédiaire des contraires, de devenir un pont où la lumière puisse passer et relier les choses, de faire régner l’amour et la crainte du créateur, de devenir lui-même un instrument du divin, un prophète! Il y a donc ainsi des couples de paradoxes en quête d’un troisième terme pour les unir. Par exemple, à notre échelle, le fils et son père vont trouver l’entente et l’accomplissement en leur petit-fils. Sur un autre plan, entre l’homme et la femme, ich et icha, il y a Dieu, la lettre du mot icha sans laquelle on obtient le mot ech, le feu qui dévore et détruit… et ainsi de suite. «Cette conception dynamique qui accepte la simultanéité des contraires et recherche le dépassement au-dedans même de la contradiction. (…) la séparation initiale, grâce à la lutte de tous ceux qui sont conscients de cet insupportable abîme et en souffrent se transmute de blessure en bénédiction. (…) Tout élément crée, effet par rapport à la Cause, porte en lui une imperfection de base, un manque d’être, hissaron. Elle invite l’être au dépassement de sa condition d’être-en-manque. » (Gross, Un monde inachevé, Neher et le Maharal, pp. 237- 257.)

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 Lamed

Le principe est le même pour Hanouka…

« Hanouccah est une « institution des Sages », datant de l’époque du second Temple, d’un temps où la prophétie s’était déjà interrompue. Cette fête exprime donc d’une manière particulière l’effort de la création pour exprimer son attachement à la volonté divine à un moment où celle-ci est moins révélée. » (Extrait du Likouté Si’hot du Rabbi de Loubavitch, vol. 25, pp. 243-251.) Or que faisons-nous, au juste à Hanouka? Nous commencons par allumer une bougie, puis une seconde, et une troisieme… et chaque soir une de plus, et cela pendant huit jours, jusqu’à ce que la Hanoukia soit entièrement allummée le 8ème jour. Mais il se trouve que Hillel et Chamay, une fois n’est pas coutume, ne sont pas d’accord là dessus. L’école de Chamay voudrait allumer 8 bougies dès le premier soir, et aller en descendant (les jours „sortants“), l’école de Hillel soutient le contraire, allumer d’abord une et ensuite aller jusqu’à huit le 8 eme jour (les jours „entrants“)… et c’est ce que nous faisons aujourd’hui, comme Beit Hillel. Pourquoi?

C’est, à coutume de dire le Rav Elie Kling, parce Chamay considère les choses sous l’angle de l’absolu, et c’est ainsi que l’on fera „aharit a yamim“ après la venue du messie, quand la lumière de l’homme et celle de Dieu ne feront plus qu’une, quand les écorces seront tombées, quand il pourra y avoir „deux rois pour une même couronne“ et que plus rien n’empêchera d’allumer entièrement la Hanoukia dès le premier jour. Hillel cependant considère les choses du point de vue du relatif, c’est à dire de notre oeil à nous, faibles hommes insérés dans le temps qui avons besoin d’encouragement, qui avons besoin de voir grandir la lumière, de voir avancer le temps, augmenter la lumière dans le monde, et non le contraire. Car nous vivons pour l’instant dans le monde de la déchirure, de la blessure, de la carence, de la Hanoukia éteinte, vide, dont l’inertie appelle notre allumage afin de lui redonner vie… et c’est donc ce que nous faisons, jour après jour, mitsva apres mitsva… nous faisons passer la lumière du potentiel à l’actif; nous „inaugurons“ (sens premier du mot Hanouka: inauguration) la lumière à un moment physique du monde, le solstice d’hivers, où il n’y en a plus et nous contribuons ainsi au „redémarrage“ du monde; nous allumons la lampe de dieu à un moment où il demande notre impulsion, notre étincelle, pour se relier à nous; nous effectuons la mitsva de l’allumage des bougies de Hanouka… et nous voyons avec bonheur comment la lumière engendre la lumière et combien cette Hanoukia finalement entièrement allumée sous nos yeux est réelle! Grace à nous, à notre action, elle s’illumine petit à petit et c’est notre h’idouch, notre renouvellement de la lumière de Dieu: comme la lune, qui se renouvelle, à laquelle Israel est comparée, et qui s’est fait petite devant la lumière du soleil pour pouvoir exister, nous apprenons à éclairer la nuit jusqu’au jour „aharit ayamim“ d’après les jours, où les deux grands luminaires brilleront et existeront ensemble dans un long chabat, un seul huitième jour sans nuit.

„La Genèse n’est pas au début, elle est à la fin (…) Lorsque l’homme aura retrouvé les racines de son être, celles qui lui permettent de transformer et de dépasser le donné, alors naîtra dans le monde quelque chose, que tous appréhendent dans les rayons de leur jeunesse et où personne n’a jamais été: Heimat, une Patrie…“ Ernst Bloch cité par André Neher, p 221, Ils ont refait leur âme, ed. Stock 1979

HANOUKA SAMEAH!

Hanna Serero

Les photos de cet article sont des sculptures de l’artiste et amie d’André et de Rina Neher z’l’: Anna Waisman dont l’oeuvre tourne autour des lettres hébraiques

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http://judaisme.sdv.fr/perso/artistes/annaw/annaw.htm

http://www.afmeg.info/squelettes/dicofemmesjuives/pages/notice/waisman.htm

http://www.modia.org/tora/berechite/lekh-lekha.php

« L’oeuvre d’Anna Waisman surgit de la matière comme la vie jaillit de l’arbre. A voir ces couleurs et ces rythmes d’un univers tout en esprit et en symboles, on risque d’oublier la lutte souterraine menée par l’artiste à l’affût acharné de moyens plastiques jusqu’ici inconnus.
La mosaïque du corps et de l’âme se recompose soudain, parce qu’elle suit les matrices des lettres hébraïques qu’utilisa le Créateur pour forger le monde. Dès lors, la sensibilité d’Anna Waisman s’épanouit en vibrations qui sont autant d’échos de son âme. En vibrations éblouissantes, la dominante du «Chema !» lance son exigeant appel. « Ecoute! » semble dire chacune de ses toiles. Car la vision d’Anna Waisman entraîne ce qu’il y a de plus mystérieux en nous vers la rencontre bouleversante avec la prière. » 
(André Neher)

andreterina

« Quel était l’objet pour un juif, pour un artiste juif pour lequel tout était clair ? Telle était la grande question que je me posais. C’était la lettre hébraïque puisqu’elle est  » l’Objet abstrait  » par excellence, le paradigme de la création : objet puisque visible et palpable, abstrait puisqu’elle est l’expression de la réalité spirituelle fondamentale. Dépassant le symbole et l’allégorie, elle est une réalité à l’état pur. […] Par ailleurs, le fait que je fasse des lettres hébraïques en trois dimensions exige plus qu’un travail bien fait. En fait c’est une prière constante pour que le Ciel guide ma main, que la clarté règne dans mon esprit afin que ma main soit sûre. Ce dialogue que partageons, ce trait d’union, ce sont les lettres. Ces merveilleuses lettres pour lesquelles j’ai consacré trente années de ma vie. Je voudrai vivre mille ans, pas pour moi, mais pour elles. » (Anna Waisman)

sarcell 

mémorial de Sarcelles

Oran- Paris- Jérusalem ou les « toladots » du Rav Yehouda Léon Askénazi, dit Manitou

 Rav Léon Ashkénazi

Yehouda Léon Askenazi, plus connu sous son nom de totem, Manitou, est né en 1922, à Oran en Algérie. Une enfance effervescente dans la lumière et la musique de l’orient où très tôt il se découvre des talents de meneur en tant qu’animateur de mouvement de jeunesse, explorant certainement déjà les potentialités de son nom hébraïque Yehouda. Il est issu d’une prestigieuse lignée de rabbins et kabbalistes dont le plus connu est le Rav Haym Ibn Touboul, son grand-père maternel, éminent maître du Maroc et disciple du Ari Hakadosh. (on sait bien sûr qu’il est allé aux EEIF mais certaines sources vivantes témoignent de début au Bétar d’Algérie, ce même Bétar qui encouragera vivement les jeunes à faire leur alya directement en Israël  sans passer par la France… Manitou est-il réellement passé au Bétar ou bien est-ce une légende? j’attend d’autres témoignages…)

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Manitou se définit comme Français d’Algérie de religion juive jusqu’à ce qu’il fasse la première rencontre avec sa triple identité lors de la seconde guerre mondiale. Il est mobilisé en 1943 en tant qu’aumônier dans la légion étrangère et prends alors brutalement conscience de la fracture existant entre les Français non juifs et les Juifs français. Ces derniers ne sont pas considérés comme des Français à part entière. Les « Français d’Algérie de religion juive » deviennent des « Juifs indigènes algériens » et le demeurent jusqu’à l’arrivée du général de Gaulle, alors que l’Afrique française a déjà été libérée. Ce qui le conduit à s’interroger sur la place du Juif dans le monde et sur son rôle au sein de la diaspora. La guerre l’encourage à s’engager davantage pour sa communauté. Il souhaite redonner aux Juifs et au judaïsme leur fierté, les sortir de la clandestinité et les remettre sur les rails de leur histoire. (C’est toute l’histoire de la rencontre en terre française des juifs séfarades avec les juifs ashkénazes, de Yehouda et Yossef… et d’ailleurs ma grand-mère me raconte : « Madame Enfeld venait à l’épicerie et me chuchotait en regardant ma Magen David « et vous n’avez pas peur qu’on s’aperçoive que vous êtes juive? » et je lui répondais en criant et en riant bien fort, dans tout le magasin « Mais oui on est juifs! Et on est fier de l’être! Et on a rien à cacher Madame Enfeld! » … et cette même Mme Enfeld avouera un jour à ma grand-mère « vous savez, vous me faite du bien, Madame Sebbagh! »…)

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Manitou entre en 1940, aux Éclaireurs et Éclaireuses Israélites de France (EEIF) où il reçoit ce fameux nom sous lequel nous le connaissons aujourd’hui : Manitou. Cest un mot algonquin qui signifie « être mystérieux » ou simplement « mystère », qui représente le pouvoir inconnu de la vie et de l’univers. Pour les indiens algonquins, le manitou est l’énergie vitale, immanente, aussi bien en l’homme que dans les animaux, les plantes et les phénomènes de la nature. L’énergie individuelle est la part de Manitou que l’individu assume. La somme de cette énergie est l’Etre suprême, Grand Manitou, qui anime toute la création. Un manitou, c’est aussi cet engin de chantier qui permet de ramasser quelque chose de très lourd pour le hisser, l’élever, le déposer plus haut…

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Prendre un nom, chez les scouts, être « totémisé » est une manière de renaître et de prendre la direction et la responsabilité de sa nouvelle identité. Chaque scout est baptisé de neuf et chaque nom a un esprit particulier. La prépondérance et la signification des noms sont quelque chose de très présent dans la pensée de Manitou. De même que la notion de « mutation d’identité », celle du juif en exil qui cherche le chemin du retour et se transforme à chaque étape de sa vie, et ce, depuis qu’Avraham a quitté la maison de son père pour passer de l’autre côté : « mi ever », qu’il est devenu « hébreu », « ivri »… ce qui sera l’histoire vécue de Manitou : de Oran à Jérusalem, en passant par Paris et amassant ainsi les cultures et les différentes manières d’être juif avec lui, à la façon d’un semeur qui ramasse le grain en vue de sa prochaine récolte, une vue sépharadiquement messianique!

« Je suis né Juif algérien – citoyen français par ailleurs – et pendant toute la première partie de ma vie, qui s’est déroulée en Algérie jusqu’à la seconde guerre mondiale, je me suis donc connu, sans prêter trop de signification à ces définitions – comme un Français d’Algérie, de religion juive.

La deuxième partie de ma vie – après la guerre – s’est déroulée en France où j’ai découvert l’immense complexité sociologique du peuple juif et de son histoire, en rencontrant – moi qui suis d’origine séfarade – le judaïsme achkénaze.

La troisième partie de ma vie se passe en Israël, en tant qu’Israélien. C’est donc, dans un style particulier, un exemple de la mutation d’identité qui transforme, de notre temps, le peuple juif en nation hébraïque ou plus exactement, qui transforme un Juif en Israélien. »

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Avec les EEIF, Manitou participe à la résistance contre l’Occupant nazi. C’est à travers ce mouvement de jeunesse juif que la vie de Manitou et son œuvre communautaire vont prendre leur essor et se concrétiser. Il y rencontre sa femme Esther (Bambi, d’origine ashkénaze qui a perdue toute sa famille à Auschwitz) et fonde avec Robert Gamzon (Chameau) l’École des cadres Gilbert Bloch d’Orsay. Il fait connaissance avec celui qui deviendra son maître, Jacob Gordin, philosophe russe en exil. Ce dernier meurt peu après leur rencontre, en août 1947, mais laisse l’héritage de sa pensée à son élève Manitou. Manitou prend alors la direction de l’École d’Orsay (sur la demande de Jacob Gordin alors que ces compagnons EEIF font déjà leur alya) et de l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF).

«  Jacob Gordin qui représentait pour moi le type même d’une synthèse culturelle de très haut niveau entre la culture juive traditionnelle et la culture européenne. Jacob Gordin était un grand talmudiste, qabbaliste, philosophe qui nous avait fait découvrir la possibilité d’une relation entre la pensée générale et la tradition juive, formulée selon les critères de la tradition juive. Je n’ai connu Jacob Gordin que quelques mois. C’était en 1946-47. Il était à l’époque très malade et il est mort peu après, en août 1947. À la demande de Jacob Gordin avant sa disparition, je suis resté à l’École d’Orsay pour enseigner le judaïsme et c’est ainsi que j’ai vécu en France pendant 20 ans. J’ai donc fait partie de toute l’équipe qui s’est attelée à la reconstitution du réseau éducatif juif après la guerre. Cette période a été extrêmement dense : j’ai découvert les autres branches du peuple juif ainsi que l’entité politique du peuple juif hors des catégories religieuses et confessionnelles. »

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Diplômé de philosophie, d’anthropologie et d’ethnologie à l’École du Musée de l’Homme, Manitou s’attache à illuminer la communauté juive de son savoir, de son courage et de sa volonté. Il propose de faire germer de nouvelles forces vives et de centrer son projet sur l’amour du peuple juif. Il critique les communautés orthodoxes et leur immobilisme et y oppose dynamisme et sépharadisme.. (Pas sépharade en opposition à ashkénaze mais comme une spécificité englobant chaleur, enthousiasme, chants et couleurs ; comme une culture en soi qui apporte sa singularité dans un souffle innovateur.) Le réformisme du Consistoire d’alors, et le rationalisme universitaire qui, « confondant érudition et sagesse, ne sait plus croire aux choses dont il parle » passent également à la moulinette :

« Commença alors un patient et formidable travail d’élaboration d’un vocabulaire de communication étagé sur plusieurs niveaux. Il fallait trouver le moyen d’exprimer, sans le déformer ni le trahir, le contenu de la Sagesse d’Israël, du Talmud, du Zohar et du Midrach, en termes accessibles à une rationalité non prévenue, mais exigeante, et il fallait le faire en français. Il fallait apprendre à parler dans le langage de chacune des écoles de pensée auxquelles il faudrait disputer le terrain. En 1957, il présente au Séminaire de l’Union mondiale des Étudiants juifs un rapport intitulé «l’héritage du judaïsme et l’université ». Il y analyse avec une lucidité tranchante les insuffisances de l’enseignement universitaire et l’inadaptation de celui des yechivot pour faire face au défi lancé par notre époque. On peut considérer ce texte comme un programme d’action pour les 40 ans à venir. Il mènera à la création du Centre universitaire d’études juives, puis, après son alya en 1968, à la création à Jérusalem de l’Institut Mayanot  et enfin à celle du Centre Yaïr, centre d’études juives et israéliennes, qui sera le lieu privilégié de l’enseignement de ses dernières années. »

Il met ses différentes identités au service de sa communauté et œuvre pour le bien commun mais il réalise petit à petit que ce n’est là qu’une étape. Bien que le peuple juif soit constitué de nombreuses cultures et d’origines diverses, il n’en reste pas moins, d’après Manitou, que son identité essentielle et son moyen d’expression ne peuvent s’épanouir réellement et passer complètement du potentiel à l’actif qu’en Israël. André Neher aura également cette sorte de prise de conscience. C’est pour cette raison que, dans les années 50, Manitou fait un voyage en Israël où il rencontre le Rav Tsvi Yehouda Kook, fils du premier grand rabbin ashkénaze d’Israël. Cette rencontre « entre deux Yehuda » marque un tournant dans la vie de Manitou. Au-delà du fait qu’elle est décisive pour lui , elle vient concrétiser dix ans de combat acharné .

« La réalité israélienne, c’était la sortie de la clandestinité et la recherche de l’identité politique juive. C’est là que j’ai commencé à comprendre que ce qui unit tous les Juifs du monde, ce n’est pas l’appartenance religieuse d’abord mais l’appartenance nationale.

L’appartenance religieuse est nettement identifiée, mais à une échelle collective. L’enseignement de Monsieur Gordin m’a révélé ce que je savais de façon innée – des évidences qui n’avaient pas à être élucidées : La dimension religieuse juive est d’abord collective et non individuelle et c’est là que j’ai compris que la religion juive est la tradition d’un peuple et pas du tout une confession où l’on met en commun des croyances perçues individuellement. Autrement dit, le mot « communauté », que nous employons en français pour traduire notre mot qéhila, est faux. Nous étions une identité nationale qui avait sa propre religion et non pas une communauté religieuse comme par exemple les paroisses protestantes d’après la Révolution. »

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 Avec le Rav Kook, c’est soudain pour Manitou, la confirmation de tous ses pressentiments sur Erets Israël : le retour du peuple juif sur sa terre, c’est les prémisses de l’ère messianique; or l’ère messianique est un temps universel où chaque peuple de la terre est concerné par la venue du descendant de David.

Manitou monte en Israël en 1968, peu après la guerre des Six Jours, et étudie auprès du Rav Zvi Yehouda Kook et du Rav Shlomo Binyamin Ashlag. Commence alors pour lui, le temps du dialogue interreligieux. Dialogue mais non fusion ou assimilation. Les religions entre elles doivent se parler et s’écouter les unes les autres, apprendre les unes des autres : si le dialogue existe, tient, vit, alors le Machiah, le Messie arrivera. L’ère messianique est une œuvre commune et le peuple juif, un phare censé réunir, regrouper et réveiller les autres navires en perdition. Et lorsque l’un des navires menace de couler son voisin, le phare, responsable de la bonne marche du trafic fluvial se doit de le rappeler à l’ordre. Par exemple, le christianisme est ce qu’il est et non le « nouvel Israël » car il n’y a qu’un seul Israël avec un rôle spécifique, et chaque nation de la terre a son rôle attitré. Ne jamais oublier que l’équilibre fragile du monde ne peut tenir que grâce au respect des frontières de chacun et de chaque chose. (Un enseignement dont la France aurait bien besoin aujourd’hui!)

« De façon très lucide, nous avions le privilège de nous rattacher à une tradition qui n’était pas forcément connue dans d’autres sociétés humaines. Cette tradition nous enseignait de croire ce qui était resté longtemps un peu mystérieux : tout Juif, même athée, fait partie de l’Alliance. Nous avons compris cela par la suite en voyant la dimension proprement providentielle de l’Histoire juive (qui concerne tous les Juifs même athées). La religion juive, c’est la fidélité à la Révélation prophétique. Nous avons toujours compris cela de haut en bas : c’était Dieu qui avait interpellé, alors que dans la révélation païenne, c’était des hommes qui recherchaient leur dieu. J’ai vite compris qu’il y avait un cas particulier pour les chrétiens et les musulmans, en ce sens qu’ils avaient accepté le Dieu d’Israël, mais avaient refusé les Juifs.

Nous considérions les musulmans comme d’authentiques monothéistes, puisqu’ils n’avaient pas d’image dans leur culte ; nous savions qu’ils faisaient partie d’une autre lignée d’Abraham – alors que nous considérions les chrétiens comme des païens qui ne s’étaient pas encore complètement défaits de leur paganisme. »

Manitou va ainsi renforcer son idéal sioniste et religieux et le faire partager à sa communauté. Il crée de nombreux centres d’études comme le centre Yair et l’institut Mayanot à Jerusalem.

« Avec l’aide et la bénédiction du Rav Tsvi Yehouda Kook, Manitou reprend le principe aussi simple que révolutionnaire pour Israël à l’époque : faire sortir la Thora du monde privilégié mais fermé de la yéchiva, pour qu’elle puisse enfin rencontrer la majorité de la jeunesse, nourrie essentiellement de culture occidentale. Gageure supplémentaire : il est fidèle à l’enseignement religieux orthodoxe le plus exigeant, avec un langage vrai, dans un style ouvert et dans une optique résolument sioniste. Sa méthode s’appuie d’abord et toujours sur l’étude du sens premier de l’histoire universelle (qui commence avec le récit de la Genèse – Beréchit) et ensuite seulement sur l’étude du comportement moral et religieux. Ce n’est plus le judaïsme qui est abordé et analysé par la pensée universitaire occidentale, ce sont les questionnements de la culture universelle qui sont abordés avec les évidences de la prophétie hébraïque. C’est le Rav Tsvi Yehouda Kook qui trouve le nom de Mayanot en s’inspirant du verset d’Isaïe (XII : 3) : ושאבתם מים בששון ממעיני הישועה – Vous puiserez avec allégresse les eaux de ces sources de la Délivrance. Mayanot (les sources, en hébreu), prolonge ainsi dans le nom même (hasard qui n’en est pas un) « La Source », château de l’École d’Orsay.  » (Michel Koginsky)

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Il participe également à des réunions gouvernementales. Son prophétisme à pris corps avec son alya et peut à présent se faire à la fois spirituel ET politique.

« Pendant toute cette période, il enseigne, et enseigne encore, en Israël, en France bien sûr, mais aussi en Belgique, au Maroc, au Canada, en Turquie, aux Etats-Unis. Il discute avec les dignitaires de l’Église et ceux de la Mosquée, rencontre le Dalaï-lama à la demande de ce dernier, participe au rapprochement de l’Etat d’Israël avec le Cameroun et, à travers lui, avec le continent africain. »

Tout au long de sa vie et de son œuvre, cahin-caha, avec la compagnie parfois mouvementée de ses contemporains, comme Lévinas ou Neher, le Rav Yehouda Léon Askenazi s’est attaché à recadrer les Juifs au sein de la société française. Avec son esprit d’initiative et son engagement, il s’est attelé à renouveler l’identité du peuple juif et à croire à son destin collectif d’une nouvelle rencontre entre un peuple et sa terre, entre un homme et sa terre.

« Toujours et partout, c’est la même idée-force qu’il présente et défend : la reprise en charge de l’identité hébraïque par le peuple juif qui revient à lui-même en revenant à sa Terre. »

Manitou a quitté ce monde-ci, à Jérusalem, le 21 octobre 1996, à l’âge de 74 ans.

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« C’est tout à fait différent chez les Ashkénazes qui peuvent se demander quel est le vrai Israël. L’idée que le christianisme soit le vrai Israël est une véritable angoisse pour un Juif ashkénaze alors que c’est un non-sens pour un Juif séfarade des pays d’Islam. Il devenait clair qu’il serait aberrant de ne pas se lier à cette destinée commune du peuple juif, l’espérance qui devenait réalité, et je devais y faire participer les miens. Quant à savoir pourquoi c’est moi qui ai vécu cela plutôt que d’autres Juifs algériens qui ont eu à peu près la même équation existentielle – est-ce de l’ordre de la grâce ? ou de l’ordre du mérite des ancêtres ? Est-ce la chance d’avoir rencontré des maîtres qui m’ont mis sur la bonne voie ? Y a-t-il une vocation personnelle qui me restera toujours mystérieuse ? Par définition, un Juif traditionnel se connaît comme faisant partie d’un reste perpétuel.

J’ai vécu cette transformation comme une histoire personnelle, mais aussi comme un fait exemplaire qui se produisait à l’échelle collective. »

Mais il est véritablement impossible de terminer ce récit de l’être Manitou, celui qui manie tout, sans mentionner l’humour, la finesse, la proximité et le sourire qui se dégage de tout son enseignement et qui en scelle l’authenticité. Je n’ai pourtant pas eu la chance d’appartenir aux générations qui purent assister aux cours, que ce soit en France ou en Israël, ou dialoguer avec l’homme autour d’une table de Chabat ou au détour des couloirs de l’école d’Orsay… non, je viens bien après tout cela, aujourd’hui, temps des jeunes qui viennent après les passions, après les débats, après les batailles, une fois que tout a déjà été exprimé et exploré… et pourtant… pourtant dans ces milliers d’heures de cours inestimables enregistrées car Manitou savait la richesse de la Parole qui permet de mêler les idées, de suivre les mots, de dérouler des raisonnements et de transmettre la Parole dans le même souffle, pourtant dans ces vieilles photos en noir et blanc, pourtant dans ces témoignages innombrables de ces élèves, de sa famille… moi, qui finalement est si loin tout en étant si proche du Maître (Algérie-France-Israël : le même trajet si riche en héritage !), je perçois cet humour, ce sourire, cette finesse et cette proximité.

Et c’est la toute la force de ces géants : Neher, Manitou, Reichelberg, Amado-Valensy… de leur être tellement vibrant d’amour pour l’autre et la Torah, vivant cet amour et cette Torah comme une première nature, comme allant de soi, comme une manière d’être homme, d’être frère, d’être femme, d’être sœur, pour reprendre le vocabulaire de Manitou, que cela leur permet de rire au présent, comme Itsrak lorsqu’il connaît Rivka « metsahek et ichto » sous les yeux d’Avimeleh qui n’y comprend rien, comme si le Messie était déjà là, comme si le projet divin se vivait en eux et par eux, comme s’ils étaient réellement ces engendrements, et ils le sont ! C’est ce fameux reste, ce sacré Réchit pour et par lequel l’histoire est lancée, par eux qu’elle se renouvelle, comme la lune, à chaque mot, à chaque sourire, à chaque jeu de mot, c’est le « hidouch » qui nous porte, nous transporte et nous hisse sur leurs épaules afin de faire de nous ces « nains sur les épaules des géants » qui avons l’immense responsabilité de continuer cet avènement, ici et maintenant, en Israël.

Hanna Serero

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Extraits de :

Rav Yéhouda Askénazi, TraditionTargoum n° 2, février 1954, page 116.

Témoignage de Manitou recueilli fin 1970

Hommage au rav Yehouda Leon Askenazi, MANITOU par Michel Koginsky

Parmi ces élèves directs les plus connus on retrouve :

Henri Atlan, Liliane Atlan, Ruth Blau, Rav Elyakim Pierre Simsovic, Rav Shlomo Aviner, Rav Ouri Cherki, Eliezer Cherki, David Ben Ezra, Yossef Attoun, Marcel Goldmann, Haïm Rottenberg, Elie Guez, Rivon Krygier, Rav Zécharia Zermati

Voir aussi :

http://www.toumanitou.org/

http://www.manitou.org.il/

http://judaisme.sdv.fr/perso/goetsch/manitou.htm

http://manitou.over-blog.com/

http://www.harissa.com/D_Religion/lheritagedemanitou.htm

http://massorti.com/Hommage-au-Rabbin-Leon-Ashkenazi

http://www.toratemet.net/site/detail/detail/detailDetail.asp?detail_id=149842

http://www.sephria.fr/

Voici les deux derniers poèmes inédits que Manitou a écrit avant de quitter ce monde et dont vous pouvez trouver la préface écrite par Lilianne Atlan en 2007 sur cette page du site daat.fr de Rachel Cohen:

http://www.daat.fr/htm/mise_a_jour_textes/poemes_leon_askenazi.htm

Le Mystère du Mur

Yech = Kir (Il y a = Mur)

Ce mystère est un secret. Depuis toujours, le mur attendait le geste créateur qui permettrait à la Face de rencontrer la Face. Depuis toujours, les deux visages du mur étaient séparés. Ils pleuraient et leurs larmes ruisselaient à la face des cieux. Ils pleuraient et les voix du silence disaient que ce mur était le mur des pleurs. Les larmes tombaient infiniment et fertilisaient la terre. Larmes de feu, larmes de pluie, larmes de vie. En arrivant à terre, chaque goutte de pleur éclatait en sanglot, et les voix du silence vibraient de leur clameur : Où es-tu, Bien-aimé : où es-tu Bien-aimée !… Et c’était comme le deuil d’un veuvage avant les fiançailles !…

Un jour, dans le long temps des jours, l’infiniment Secret, l’infiniment Mystérieux, l’Enigmatique, l’Ancien des Jours, décida de mettre fin à la souffrance des Visages de la Solitude. Il tira l’épée magique de son fourreau d’éternité, et dans un soupir dont l’écho se fait encore entendre, il fendit le mur en son milieu et en retourna les brisures, Face à Face. Celles de l’extérieur se rencontrèrent enfin ; et la lumière fut.

Mais le cœur du mur était brisé. Le bonheur d’être de l’étreinte infinie au séjour de l’Unique, devint le malheur originel des nouvelles Faces extérieures : celles de la création seconde qui mène à la gloire de la rédemption pour la première création. Ce malheur deuxième était d’autant plus grand pour le cœur séparé, que la cause réelle de son drame était cachée, secrète, énigmatique, mystérieuse. C’était le mystère d’un secret dont la porte fut gardée par l’ange à l’épée tournoyante ; celle qui trace en cercles les haies de l’interdit. Les voix du silence appellent cela le Paradis perdu, afin que le visage rencontre le visage.

Cependant, une fois par éternité, à l’horloge de la loi des Temps, les visages perdus se retrouvent un instant. Au dehors, dans le séjour des nombreux, le tonnerre et la tempête des anciennes figures de la solitude éternelle éclatent de terreur d’avoir à retrouver l’infinie séparation. Elles hurlent à la vie ; et c’est cela, le bruit du monde.

Mais à l’intérieur du séjour de l’Unique, nous nous sommes reconnus ; nous nous sommes retrouvés et le mystère se fait miracle ! Bonjour, au revoir ; à bientôt, pour un autre instant t d’éternité ; quand les temps seront murs.

A l’hôpital, 2.01.96
Manitou

(extrait préface : Je revois Manitou à Orsay lorsqu’il était encore un jeune homme, si maigre, aux yeux affamés, le shabbat il chantait « Kotel Maharavi », l’un des chants des poètes de l’Andalousie, en chantant il nous aidait à ressentir cette faim de l’infini, cette nostalgie d’un amour infini, cet amour impossible et infini dont il nous enseigna, si peu de temps avant sa mort, qu’il est à l’origine de la Création des Mondes.
Dans le dernier mot du « Mystère du Mur », l’accent circonflexe manque. Il ne pouvait pas se passer de faire des astuces. C’est une forme de pudeur. Lui-même nous l’avait enseigné, le secret ne se raconte qu’avec pudeur, le livre qui raconte la création du monde s’appelle « Le Livre de la Pudeur ».)

**********

La couronne de lune


Or, pour que l’espace du monde puisse apparaître ; un point de l’absolu s’est vidé de son âme. Entre Dieu et son Nom, en effet, où trouver la demeure du monde, dans l’infini de l’infini ? Mais de la tragédie de ce point primordial, à qui nous devons d’exister, personne n’ose parler.

Les savants disent que le néant avait précédé l’être. Les Sages révèlent que l’inverse était vrai. L’histoire du monde, avant son commencement, fut celle d’un sacrifice inouï, dont nul ne porte le deuil, tant il est grand : l’oubli du commencement.

De la mort d’un point de l’Être, était né l’Espace, sombre, vide, angoissé comme une tombe. Cependant, cet espace de solitude devint la matrice des mondes à venir : la tombe était berceau. Dès l’instant premier, le souffle qui soufflait sur la face de l’abîme, avait fait jaillir des profondeurs de la nuit le cri de l’âme absente : Qu’il y ait lumière ; Que je revienne à moi !

*

Au commencement était le cri. La voix qui brisa le silence éternel, était le cri de l’âme disparue. Et je l’entends parfois, les soirs où se cache la lune.

Plainte vraie, profonde et terrible ; elle fut donc exaucée. Mais la lumière ne revint qu’en traces d’étincelles et de lueurs atténuées. Il fallait que l’espace du vide préserve le vide de l’espace.

C’est depuis lors qu’un monde est nommé du nom de l’âme qui lui manque. Les savants disent qu’il s’agit de l’idéal, trace de vide de la vertu qui manque encore. Les vivants, eux, parlent de l’amour, appel éperdu de l’âme disparue.

Manitou

Une petite devinette avant Hanoukka : Prophétie ou Nevoua, pour vous c’est du grec ou de l’hébreu ?

 Michelangelo+Buonarroti+-+The+Prophet+Jeremiah+

« Vision et parole sont, dans cette prophétie, en quête de découverte. Mais ce qu’elles dévoilent, ce n’est pas l’avenir, c’est l’absolu. La prophétie répond à la nostalgie d’une connaissance ; mais non de la connaissance du lendemain : de celle de Dieu. » André Neher, Prophètes et Prophéties, p. 1.

Il y a, en hébreu, le terme navi, et puis, en français, le terme de prophète. Prophète, du latin prophetas et du grec προφήτης : celui qui est l’interprète des Dieux, celui qui annonce par avance un événement. Trésor de la langue française. «Prophétiser : annoncer des évènements futurs par voyance, divination, pressentiment.» Encyclopédie universelle, p. 645..

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En général, on a tendance à traduire l’un par l’autre, faute de mieux. Or, à part quelques ressemblances grossières que nous allons énumérer, entre prophétie et nevoua, le terme hébreu, il y a surtout des dissemblances, des dissonances pour parler la langue de Neher. Au commencement de L’Essence du prophétisme, Neher met l’accent sur cette inadéquation des termes. D’ailleurs la définition des dictionnaires, consciente du problème, de l’exception, précise ensuite : «Dans la Bible, celui que Dieu a choisi pour transmettre et expliquer sa volonté». Encyclopédie universelle, p. 645. (Dans La descendance d’Abraham : la rivalité Isaac-Ismaël, Léon Askénazi écrit : « En fait, à travers la prophétie biblique, on s’aperçoit que ce que Dieu a révélé, c’est essentiellement sa volonté pour le développement de l’histoire du monde et particulièrement celle des hommes.».)

 

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Le prophète biblique n’est donc pas ce qu’on entend communément par prophète. Celui qui prédit, celui qui prévoit, où l’importance est donnée au préfixe –pré, à l’avance qui vient du préfixe grec    –pro, devant. Ou encore l’oracle, la pythie, celui qui peut dévoiler le futur déjà écrit, la voix de la destinée, du fatum latin (« la chose dite », c’est-à-dire la parole figée et non plus souffle vivant) , de la μοϊρά grecque, immuable, que les héros des tragédies entendent, impuissants, et dont ils voient se dérouler les prédictions, inexorables. (Il serait plutôt celui qui redonnerait son véritable sens au préfixe grec : -pro, devant, il serait celui qui « parlerait devant » et non pas à la place, une parole qui ne recouvrirait pas par son bruit une autre parole mais plutôt qui irait « au devant » du dire de l’Autre… à l’image d’Avraham qui marchait devant Dieu en opposition à Noé qui lui marchait avec… devant et non avec… devant Dieu ou devant les hommes ? C’est peut être là, dans ce hiatus, que se situe toute la tragédie de l’être-prophète)

 

Or dans le judaïsme, à travers le prophète, Dieu propose à l’homme libre une alliance, une association et un dialogue : la Brit. Avec la prophétie, du grec, d’une part et la nevoua, de l’hébreu d’autre part, nous sommes face à deux conceptions du monde radicalement différentes et c’est là qu’il faut être très vigilant car, à première vue ces deux conceptions se ressemblent jusque dans leur forme. Ainsi, on va trouver des extases mystiques chez les uns comme chez les autres, ou encore une confrontation de l’homme et de Dieu avec des personnages comme Abraham ou Prométhée. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que certains penseurs juifs tels, notamment Auerbach dans Mimesis, Chestov ou Lévinas opposent les deux grands récits, L’Iliade et L’Odyssée d’un côté, et La Bible de l’autre, car ils constituent les deux pôles de la pensée humaine en relation avec le divin et le monde. Neher et le Maharal de Prague, chez lequel Neher puise les fondements de sa pensée, ne cessent d’opposer pensée juive et philosophie grecque. La lutte est constante entre les deux, les Grecs n’ayant de cesse de triompher du peuple juif. C’est pourquoi on trouve chez nombre de textes juifs fondamentaux des analyses sur l’essence de l’empire grec, dans Le Guide des égarés de Maimonide, par exemple, où Maimonide démontre d’après une phrase du Talmud, « la croyance des nations, ne la crois-pas, la sagesse des nations, crois-la », que si les Grecs ont bien la sagesse intellectuelle, ce qu’il appelle la Hohma des nations, il leur manquera toujours la Torah sans laquelle la connaissance ne vaut rien (c’est-à-dire l’unité des valeurs à laquelle ils ne peuvent arriver aveuglés par l’érection incessante d’une seule valeur comme suprématie). Juda Hallévi dans Le Kuzari consacre aussi un passage à l’empire grec qui s’est presque approché de la Vérité « les philosophes disent bien, usant d’une métaphore, que Dieu t’a crée mais c’est uniquement parce qu’il est la cause première de toute création de créature. ». Juda Hallévi, Le Kuzari, Apologie de la religion méprisée,  p. 2..

 

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Enfin nous citerons le Maharal, si cher à Neher, qui explique dans Ner Mitsva, son livre consacré au miracle de Hanoukka et à la victoire des Juifs sur les armées grecques, les Asmonéens, que « si les Grecs ont pu rendre impur le Sanctuaire, c’est parce que, parmi toutes les nations, la Grèce est la seule à qui fut donné le pouvoir de surmonter la réalité du Sanctuaire (le Sanctuaire correspondant au monde-tel-qu’il nous apparaît) ». Rabbi Yehouda Loew, Ner Mitsva ou l’éclat de l’impératif, p. 72.

 

Par l’érection en valeur absolue de l’intelligence afin de dominer le monde de la matière, les Grecs ont presque réussi. « Parce que cet empire caractérisé en propre par sa sagesse et sa connaissance, correspond à la troisième partie de la réalité humaine : la pensée. Or c’est animé d’un profond désir de connaissance, que cet empire voulut se saisir de la Torah et la faire disparaître d’Israël. Car les Grecs ne pouvaient admettre l’idée qu’il puisse exister une forme particulière du savoir qui soit plus élevée et plus pénétrante que l’humaine sagesse dont ils étaient les représentants. ». (Idem, p. 23.)

 

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 Or la dimension inaccessible aux Grecs c’est la dimension cachée du Sanctuaire, celle du Saint des Saints où seul le grand prêtre, gardien de l’Alliance peut pénétrer. C’est la dimension à laquelle appartenait la fiole d’huile qu’ils n’ont pas découverte et à partir de laquelle eut lieu le miracle de Hanoukka, la dimension qui transcende la Nature, le monde-tel-qu’il-est, c’est la dimension de la Torah que le peuple juif partage avec elle et avec Dieu de par son élection : la dimension de la Sainteté, de la Kedoucha, la dimension de la prophétie et de l’Unité. La rencontre entre Platon et le prophète Jérémie illustre bien la différence fondamentale entre la philosophie grecque et la pensée juive. Alors que Jérémie pleurait les ruines du temple de Jérusalem, Platon vint lui demander : « Toi, homme sage parmi les Juifs, pourquoi pleures-tu des pierres et des poutres ? » Ce à quoi le prophète répondit : « tu es, dit-on, un grand philosophe ; n’es-tu pas confronté à de grandes questions philosophiques ? » « Bien sûr, répondit-il, mais je ne pense pas qu’il soit homme qui puisse y répondre » « Pose-les moi toujours » lui dit Jérémie. Et c’est alors que Platon interrogea Jérémie sur les grands paradoxes de la pensée dialectique, et Jérémie les répondit tous, au point où Platon ne savait plus si l’homme qui se tenait devant lui était un homme fait de chair et de sang, ou un ange. Le prophète lui dit alors : « Sache que toute ma sagesse me vient de ces pierres et de ces poutres que je pleure ! » Rabbi Yehouda Loew, Ner Mitsva ou l’éclat de l’impératif, Yehuda-Israel Ruck 2007, p. 73. Par ailleurs le même Jérémie est le prophète qui relate à Platon dans Le Kuzari la révélation qu’il avait reçue de Dieu et dont la teneur était : « Toi, tu ne parviendras pas jusqu’à Moi par cette voie mais en suivant ceux que j’ai constitué médiateurs entre Moi et Mes créatures : les prophètes et la Loi vraie ». Hallévi Juda, Le Kuzari, Apologie de la religion méprisée, Verdier 2001, p. 185.

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Chez les Grecs, les hommes sont les pions des Dieux. La divinité écrase l’humanité et domine la nature puis se sert de l’homme et du monde pour mener à bien ses plans. Le prophète, généralement aveugle comme Tirésias dans la tragédie d’Oedipe-Roi de Sophocle, a les yeux fermés sur ce monde-ci mais voit le jeu des Dieux et dévoile l’inévitable destin. (C’est le temps des mythes et de l’idolâtrie, le règne du Sacré au contraire du Saint)

Chez les Hébreux, en revanche, l’homme et le monde sont les réceptacles de la Parole. C’est-à-dire que Dieu les appelle et leur propose une association, ce qu’on a appelé la Brit, l’Alliance, où la Parole acceptée permettra d’écrire une histoire commune. Neher distingue deux moments dans la prophétie biblique : verticale, où Dieu se révèle aux prophètes, et horizontale, où le prophète, chargé de la mission de Dieu, doit parler aux hommes.

 

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Mais alors, me direz-vous, ou est la différence ? Finalement chez les grecs comme chez les hébreux, l’homme se retrouve être l’instrument d’une force plus haute que lui… pourtant chez les hébreux l’homme peut et doit refuser ce rôle : il ne pourra l’endosser que s’il le décide librement, que s’il en fait le choix conscient et responsable. Les acteurs de l’histoire, Dieu et l’homme, sont donc mis sur un pied d’égalité… le Saint révèle le divin en l’homme et rend le Sacré signifiant… alors que le Sacré écrase et réduit l’homme à sa nature et sa matérialité d’une part, et c’est l’idolâtrie des dieux grecs, dont l’histoire des idées de Platon n’est qu’une forme hautement civilisée, intellectuelle (et par extension le christianisme aussi où l’incarnation de Dieu en Homme est un prétexte: le transcendant n’y devient pas immanent, il change seulement d’apparence) l’homme ne serait qu’une marionnette matérielle manipulée par les dieux dont l’âme seule serait divine et n’attendrais que la mort pour retourner dans le véritable monde d’où elle vient. Des penseurs, dont certains chrétiens, ont pourtant essayé de prouver la religiosité de Platon , sans y parvenir voir Maurice Corev, Revue philosophique de Louvain, 1967, Le Dieu de Platon, et sont arrivés à dégager les trois Idées centrales : le Beau, le Bien et le Un, toutes découlant du Principe Premier dont le monde et la matière sont une causalité… le « Dieu » de Platon est transcendant, écrasant, infiniment éloigné, séparé, de l’homme, c’est un Principe de causalité logique, on « contemple » les Idées, on est en « adoration » devant la pure Beauté, il semble que chez Platon l’âme ou l’être qui habite le corps matériel ne fait jamais Un avec celui-ci et que si l’on peut saisir le Principe par l’Intellect, le pur Idéal, chez Platon la matérialité, le concret n’est qu’une fiction, une ombre de la Réalité essentielle et purement transcendantale…  tandis que le Dieu des Hébreux est à la fois immanent ET transcendant, la relation est dialogale, l’homme corps ET âme est la pleine réalisation du divin dans ce monde tangible, Dieu y est existentiel, concernant et concerné, actif, réalisant, habitant le concret, à la fois extrêmement proche et infiniment lointain)

(Deux manières de faires opposées dit Manitou :

– celle à la manière des Grecs : faire travailler la raison sur le contenu des valeurs

– celle à la manière d’Israël : faire parler l’identité profonde pour dire ce qu’est la valeur.)

 

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Le lien entre l’homme et dieu s’établit par la Parole, c’est elle qui réunit ses deux dimensions apparemment opposées : elle n’est pas, comme chez les Grecs, une manifestation écrasante du divin, une o.p.a. de Dieu sur l’être du prophète (comme l’Oracle de Delphes qui est anonyme, seul la divination existe) mais plutôt un CFD : un Contrat sur Différence, un accord entre deux parties libres, le vendeur et l’acheteur, ou l’acheteur parie à la hausse sur la fluctuation de son achat… La définition du dictionnaire ajoute d’ailleurs à propos des prophètes : «Les prophètes d’Israël appartiennent à la famille des porteurs de parole.». Encyclopédie universelle 1972, p. 645.C’est là que se situe l’important : du côté de la parole, et non de la voyance ou de la prédiction, ou de la connaissance par l’intellect. Du côté de l’immanence qui traduit le transcendant et le rencontre. (Car la parole implique le dialogue et le dialogue, comme son nom l’indique, implique, au moins, deux partenaires.). Du côté du message lui-même que le prophète profère. La parole est un acte, non une incarnation de Dieu dans le Verbe mais bien un acte humain qui va au devant de l’acte divin en réponse à celui-ci : une association.

 

Le prophète transmet la Parole. Il dit avant, avant qu’il ne soit trop tard. Le préfixe concerne un objet qui n’existe pas au moment de la parole et que cette parole a le pouvoir d’annuler, de changer. Le prophète ne prévoit pas l’avenir, il voit le présent, nettement, ses yeux grands ouverts par la parole et la main divine, et prévient des conséquences. En étant l’intermédiaire entre la Parole et les hommes, il permet à l’humanité d’avoir le choix d’être partenaire de Dieu ou non. Le prophète est un associé de dieu, il porte sa parole, à sa manière (chaque prophétie est unique en fonction du prophète). Finalement si le message est important, la position, la réaction, l’humanité et l’être réel du prophète le sont tout autant en ce qu’ils sont une réception et une révélation immédiate de la volonté de Dieu reflétée par la volonté de l’homme.

Hanna Serero

 

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1967_num_65_85_5375

http://www.toumanitou.org/toumanitou/la_sonotheque/fetes_et_calendrier/hanouka_pensee_juive_et_pensee_grecque/cours_1